Épisode 8/30

4.8
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[< épisode 7]

Le consul se pencha et fouilla les poches de Watson.

— Il n’a rien sur lui, dit Thompson en se redressant.

Il n’avait pas la conscience tranquille, le consul. C’est lui qui avait envoyé Watson tout seul à Izmir parce qu’il n’avait personne d’autre sous la main. Un officier de l’US Navy n’est pas de taille à lutter contre des professionnels du renseignement.

Les deux agents de sécurité se rendirent à la réception :

— Sa chambre, dit laconiquement l’homme avançant la main.

Le réceptionniste lui tendit immédiatement la clé. Ils s’engouffrèrent dans l’ascenseur, sans un mot.

Au moment d’entrer dans la chambre, ils sortirent chacun un 38 spécial police. La femme s’écarta un peu de la porte, l’arme au poing. L’homme mit la clé dans la serrure, lui fit faire un tour et ouvrit d’un coup de pied. Rien ne se passa.

Ils se ruèrent dans la chambre. Tout était en ordre. La fenêtre était ouverte. En cinq minutes, ils retournèrent la pièce, vidant les tiroirs, sondant même les matelas. Ils vérifièrent la chasse d’eau, le fond des placards et démontèrent l’arrière du poste de radio.

— Rien eu le temps de planquer, dit Chris Jones, rangeant le colt dans son holster.

— Ils ont dû lui sauter dessus quand il est arrivé, déduisit Milton Brabeck rengainant le sien.

Au moment où ils sortirent de la chambre, le directeur de l’établissement arrivait, accompagné de deux flics turcs en civil. Le directeur se tordait les mains.

— C’est affreux, ça n’est jamais arrivé dans mon hôtel, se lamenta-t-il. Il a dû se pencher pour voir quelqu’un.

Brabeck ria, prit le bonhomme délicatement par le bras et l’amena à la fenêtre. Le rebord lui arrivait au-dessus de la taille.

— Il aurait dû se pencher beaucoup, remarqua-t-il doucement.

Le directeur eut un sursaut.

— Mais alors… Il s’est suicidé ? Il a laissé une lettre ?

On l’a suicidé, conclut Brabeck.

Cela plongea le directeur dans un abîme de réflexions. Il entama une longue conversation avec les deux flics turcs, puis, soupçonneux, se tourna vers les deux Américains.

— D’abord, madame, monsieur, puis-je vous demander qui vous êtes ?

Brabeck tira une carte de sa poche et la mit sous le nez du directeur.

— Sécurité militaire de l’US Navy. Cet homme était un officier de chez nous. Et il n’avait aucune raison de se suicider.

Et sans attendre une quelconque réponse, ils saluèrent, portant la main à leur chapeau et, dans un ensemble trahissant de longues années de travail en binôme, ajoutèrent :

— Tenez-nous au courant de l’enquête.

Puis sortirent de la chambre et s’éloignèrent d’un même pas cadencé.

En bas, le corps avait été retiré. En petits groupes, les gens continuaient à parler de l’accident. Les deux agents rejoignirent Thompson assis dans un fauteuil du lobby.

— Rien, fit Brabeck. Il fallait s’y attendre, ils ont bien joué. On va quand même essayer de savoir ce qu’il a fait avant.

Il se dirigea vers le bureau du concierge.

— À quelle heure est rentré M. Watson ?

Il ne savait pas, le portier intervint :

— Vers 19 heures. Tout de suite avant… l’accident.

— Il était seul ?

— Oui.

— Vous savez qui l’a emmené à Izmir ?

— Oui, un homme qui travaille pour les clients de l’hôtel depuis longtemps, Durukan Yavuz.

— Vous savez où on peut le trouver ?

— Il sera ici demain. Je peux vous donner son adresse si vous voulez : Balıkçı Lane 7, dans le quartier de Sariyer au nord. C’est en dehors de la ville, au-dessus du Bosphore.

Brabeck nota l’adresse et rejoignit ses deux compatriotes.

— Je vous verrai demain, dit Thompson. A onze heures dans mon bureau. Je vous présenterai l’agent que Washington nous a envoyé pour démêler cette affaire.

Restés seuls, les agents échangèrent leur constatations, à deux leurs réflexions étaient toujours plus efficaces.

— En attendant, l’enveloppe a disparu, remarqua Jones. Et, vu ce qu’ils ont fait à Watson, les Russkoffs devaient y attacher une sacrée importance à cette enveloppe.

— Comme ça, on ne saura jamais qui était l’homme-grenouille repêché à Izmir… Sauf qu’il était russe.

— Et qu’il servait à bord d’un sous-marin, ajouta Jones.

— Pas forcément ça…

— Quoi, tu penses qu’il aurait traversé toute la mer Noire à la palme ?

— Non, c’est vrai. Son uniforme indiquait l’armée russe, rien de plus. Il pourrait provenir d’un navire… De toute façon il y a certainement autre chose pour que tout le monde s’agite comme ça.

— Et le Memphis ! Tu trouves que ce n’est pas suffisant ? 129 morts et 80 millions de dollars au fond de la mer de Marmara.

Brabeck se pinça délicatement le philtrum. Il avait décidé de se laisser pousser la moustache depuis son arrivée en Turquie, et ses poils qui pouvaient enfin prendre vie le démangeaient beaucoup.

— Si on allait faire un tour chez ce chauffeur qui a emmené Watson à Izmir ?

— Yes ! Allons-y, rétorqua Jones avançant déjà vers la grande porte.

Ils sortirent du Hilton et hélèrent un taxi.

Le chauffeur, repérant instantanément le type de passagers qui venaient de monter à l’arrière, oublia de remonter le drapeau de son compteur. Une technique qui lui permettait de définir un prix à la tête du client, généralement le triple pour les non-autochtones.

Hilton lobby

7.

Hôtel Hilton, Istanbul, Turquie
Ce même soir du mardi 27 juillet 1965

J’étais assise dans un des fauteuils de la réception du Hilton, et vis le départ des deux agents de sécurité américains. J’avais observé tout le remue-ménage autour du corps de Watson. J’en avais même vu beaucoup plus. Dès que le malheureux était passé devant ma fenêtre, j’avais bondi dans le couloir jusqu’à l’ascenseur et appuyé sur le bouton. La cabine s’était arrêtée presque tout de suite, la porte s’ouvrant sur une vieille dame et deux types massifs et silencieux. Je les avais regardé moins d’une demi-seconde, et je savais que je pourrais les reconnaître dans dix ans. Arrivés à l’étage du lobby, tout le monde était sorti et les deux hommes avaient très naturellement traversé le hall et s’étaient dirigés vers le parking. J’étais restée dans ce même fauteuil, toujours pour observer.

Un chat se faufila à mes pieds. Je l’attrapai et l’installai sur mes genoux. Le Hilton avait beau être un hôtel de luxe, il était peuplé de chats errants. Il faut dire aussi que chaque cour d’Istanbul recelait une bonne douzaine de matous faméliques. La nuit, ils se baladaient dans les couloirs du Hilton à la recherche d’un coin de moquette moelleuse.

***

Poughkeepsie, NY, USA
Après-midi du samedi 24 juillet 1965

Trois jours plus tôt, Patrick Mitchell, le patron de la CIA pour le Moyen-Orient avait sonné à ma porte, sur le coup des 16 heures. Sans mot dire, je l’avais fait entrer et avais préparé du thé ! C’était un rite immuable entre nous, Mitchell venait toujours pour la même chose, toutefois on n’en parlait jamais tout de suite.

— Alors, où en sont les travaux ? avait demandé Mitchell.

Ravie du sujet, je m’étais levée et avais rapporté un grand rouleau de papier que je déroulai sur toute la table, le plan de mon château. Certaines parties étaient hachurées de rouge : c’est ce qui était déjà réalisé, environ la moitié.

— Cette année, je me suis attaquée à la bibliothèque, lui expliquai-je. C’est très délicat, je suis obligée de redessiner moi-même toutes les moulures des boiseries d’après les dessins d’époque. Vous savez, le château a été brûlé une première fois en 1771, une seconde fois en 1812, et puis aussi pillé trois ou quatre fois… La dernière par les nazis en janvier 45, mais ça vous le savez déjà.

— Ils ont fait du feu avec les boiseries et ont démoli à coups de mitraillette les dernières armoiries gravées dans la pierre, dans la salle d’armes. Oui, je sais, enchaîna Mitchell.

— Heureusement, mes recherches avancent et j’ai pu les reconstituer. A Vienne, un de mes antiquaires auraient trouvé une plaque de cheminée qui a dû appartenir à ma famille. J’ai hâte de la découvrir !

Il était assez rare que je m’enthousiasme, et quand cela arrivait, j’avais l’impression d’être une enfant. Je détestais cela et recomposais vite l’attitude d’une adulte sérieuse.

Mitchell, tout à coup, abandonna son sourire.

— Altesse, j’ai besoin de vous.

— Pas en ce moment, j’ai trop de travail. Vraiment. Impossible !

Il attaqua par un autre angle :

— Vous avez déjà été en Turquie, n’est-ce pas ?

— Oui, à Istanbul, il y a deux ans, 3 mois et… 6 jours. Heu, Park Hôtel, chambre 126.

Mitchell rit de la précision de ma mémoire.

— Donc vous parlez turc, évidemment ?

— La littérature de ce pays a produit de très jolies choses. Tenez, vous connaissez cela ? Je lui récitai un poème en turc que j’avais dû lire quand j’étais étudiante.

Mitchell me regardait bouche bée, il n’avait pas dû y comprendre grand-chose. Se reprenant, il cibla mon point faible :

— Je peux vous faire gagner beaucoup d’argent, me proposa-t-il. De quoi finir votre château.

— Si c’est le vraiment le cas, je marche tout de suite ! lui rétorquai-je.

 Mitchell se repositionna sur son fauteuil, un peu surpris de s’être fait avoir à son propre jeu.

— Ouh là, ça irait chercher dans les combien en fait ?

— Pas moins de 300’000 dollars. Sans les meubles bien sûr.

— Pour ce prix-là, il faudrait que vous me rameniez Khrouchtchev et Castro dans la même cage… Non, mais je peux vous faire gagner, disons 20’000 dollars.

— C’est une plaisanterie ?

Au bout d’une heure, nous avons fini par être d’accord : 50’000 dollars, la moitié d’avance. L’affaire conclue, nous étions sortis sur la terrasse.

— Ça va être difficile, dit Mitchell. C’est une fichue histoire. Les États-Unis y ont perdu 80 millions de dollars et plusieurs dizaines de vies humaines.

Puis Mitchell s’appliqua à m’expliquer ce qu’on attendait de moi. Je hochai patiemment la tête, ne prenant jamais de notes.

— Vous partirez demain, avait conclu Mitchell. Tâchez de revenir, on aurait du mal à vous remplacer !

J’avais bien l’intention de retrouver ma petite cabane américaine.

***

Hôtel Hilton, Istanbul, Turquie
Soir du mardi 27 juillet 1965

Cet Hilton istanbuliote était, à tout prendre, très confortable. Ada parcourut de son regard le grand hall d’accueil, il y avait surtout des étrangers, des touristes en couple, peu de femmes seules, peu d’hommes seuls…

Ah si, un. Son œil s’alluma, elle adorait faire la cour aux hommes. Celui qu’elle avait remarqué était assis tout seul sur un canapé. Très brun, vêtu d’un smoking, il avait de belles mains soignées et était rasé de près. Il fumait des américaines, les yeux dans le vague.

Elle l’avait déjà vu quelque part. Fermant les yeux, elle se concentra et fouilla les tiroirs de sa mémoire. Voilà ! 1963 au Caire, à la boîte de nuit du Shepherd. Elle réfléchit encore quelques secondes rassemblant tous ses souvenirs de ce voyage-là puis s’approcha :

— J’ai déjà eu le plaisir de vous rencontrer, monsieur. C’était au Caire, il y deux ans. Vous portiez alors des cheveux très longs… Mais, ajouta-t-elle après avoir jeté un coup d’œil sur sa main gauche, qu’est-il advenu de votre épouse ?

Médusé, l’homme se leva, la regarda intensément, pour essayer de la reconnaître.

— Je… je l’ai perdue, balbutia-t-il. Comment pouvez-vous… ?

— Je n’oublie jamais un visage.

Elle lui tendit la main :

— Adelaïde von Schönenwald, ingénieur pour la Compagnie des Aciers Betelem. Vous pouvez m’appeler Ada.

Soufflé par sa désinvolture et son élégance, il prit délicatement ses doigts et effleura sa main du bout de ses lèvres.

— Sifiye Elmasry, magicien.

Oui, ça y est, El Sihir, le fameux prestidigitateur d’Egypte.

— Voulez-vous dîner avec moi ? lui proposa-t-elle. Il y a un très bon restaurant, le Roumeli avec vue sur le Bosphore. Vous le connaissez ?

— Oui, de nom, mais je n’y ai jamais dîner.

Elle lui présenta une paume encourageante :

— Alors venez !

Il saisit sa main et l’accrocha à son bras. Ce n’était pas la première fois qu’il se faisait aborder par une femme dans un hall d’hôtel et d’habitude il y avait une contrepartie chiffrée. Mais là, c’était d’un tout autre niveau.

[à suivre…]

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