***
Istanbul, Turquie
Soir du mardi 27 juillet 1965
Lorsqu’ils arrivèrent à Istanbul et s’enfilèrent dans l’avenue Bagdat-Caddesi, pour prendre le ferry-boat et passer du côté Européen. La nuit était tombée. De gros cargos descendaient lentement le Bosphore, évitant les Caïques et les innombrables barques. Yavuz n’avait pas encore trouvé d’idée.
Ils passèrent la tour Toksim et prirent l’avenue Cumhuriyet. Le Hilton était en vue. Lentement, Yavuz vira à droite devant les taxis et prit l’allée qui conduisait à l’hôtel. En s’arrêtant sous le porche de l’entrée principale, il s’attendait à recevoir une grenade russe dans les pieds. Mais il n’y eut que le sourire du portier.
— Attendez-moi, ordonna Watson. Je vais peut-être avoir encore besoin de vous.
Yavuz acquiesça… avec joie. L’Américain lui était devenu plus précieux que sa femme.
Watson prit sa clef, il y avait un message de l’arrivée de collègues qu’il contacterait demain matin. Il hésita un moment à déposer la précieuse enveloppe au coffre de l’hôtel, puis se dit qu’il était plus sûr de la garder. D’ailleurs, il avait bien l’intention de téléphoner, dès qu’il serait dans sa chambre, au correspondant de la CIA d’Istanbul pour demander des instructions.
Dans l’ascenseur il eut un coup d’œil pour la danseuse du ventre, Leila – qui vous envoûtera – dont la photo était affichée à côté du magicien El Sihir – qui vous surprendra –, les deux spectacles du Roof – seulement jusqu’à dimanche–, sur le miroir qui tapissait le fond de la cabine. Un truc à voir ce soir, pensa-t-il. Ça me détendra.
Au huitième étage, l’épaisse moquette étouffait le bruit de ses pas. Il arriva devant sa chambre, n° 807, mit la clef dans la serrure et entra. Il n’eut pas le temps d’allumer, quelque chose de lourd le frappa à la tempe. Il chancela et un second coup l’atteignit à la nuque. Comme une masse, il s’écroula dans l’entrée, sans même pouvoir sortir son colt.

5.
Hilton d’Istanbul, Turquie
Ce même soir, mardi 27 juillet 1965
Que le Bosphore était beau !
Du troisième étage de l’hôtel Hilton, la vue était splendide. Les premières lumières venaient de s’allumer sur la rive asiatique, en face. Les bateaux défilaient sans discontinuer. Un gros pétrolier soviétique, deux cargos grecs rouillés, un cargo panaméen, une vieille barcasse yougoslave chargée à ras bord de bois, ainsi que des bâtiments de plus faible tonnage. De la mer Noire à la mer de Marmara, c’était un trafic incessant, qui expliquait pourquoi, depuis le XIIIè siècle, on se battait pour cet étroit goulet d’à peine quinze kilomètres de long.
J’étais dans cette banale chambre d’hôtel depuis une heure. Toutes mes affaires étaient impeccablement rangées. Quelques ensembles pour les relations officielles et quelques tenues de soirées pour les relations… un peu moins officielles. Ainsi qu’une combinaison noire de cuir souple que j’avais faite faire sur mesure pour le type d’activité qui demandait beaucoup de mouvements et de la discrétion. On ne savait jamais. Et si le séjour devait se prolonger ou d’autres occasions se présenter, je savais que je pouvais trouver de quoi me vêtir convenablement aux boutiques de l’hôtel.
C’était la deuxième fois que je séjournais en Turquie et j’avais encore en mémoire chacune des enseignes des entreprises qui parsemaient la route de l’aéroport au Hilton et qui s’allumaient dès la première baisse de luminosité naturelle. J’avais essayé de me les réciter dans l’ordre, mentalement, l’une après l’autre, dans le taxi qui m’avais amené à l’hôtel.
Je relâchais un gros soupir en pensant à la mission qui m’avait amené en Turquie. Cela faisait un peu plus de deux ans que je travaillais officiellement en qualité d’agent de renseignements à l’appel pour la CIA (c’est-à-dire payé au mandat), et je n’avais encore jamais pu m’intéresser vraiment aux drames dans lesquels on m’avait demandé d’intervenir. A quand une vraie mission pour, par exemple, empêcher l’imminence d’un déclanchement d’une 3ème guerre mondiale ?
Mes yeux quittèrent la fenêtre pour contempler la photo panoramique que j’avais sortie de ma valise et déroulée sur le petit bureau : mon château, mon Schloss, la demeure historique des Ottingen. Je l’emportais partout dans mes déplacements afin de ne pas perdre de vue la motivation qui me faisait accepter ces missions internationales : l’argent ! Tout ce que je gagnais s’évaporait dans les vieilles pierres du Ottingen Schloss. J’avais déjà réussi à reconstituer la salle d’armes, les salons et la tour ouest. Cependant, il restait encore tant à faire !
Mon château était tout ce qui restait de dix-sept générations de noblesse féodale dont j’étais l’unique descendance. Il était de mon devoir de prolonger notre lignée tout comme d’entretenir le patrimoine familial. Nous ne sommes pas une famille très connue comme les Schönbrunn, pourtant la flamme des Ottingen a flotté pendant plus de trois cents ans sur la tour nord de notre château. Les villageois venaient se réfugier dans nos douves pendant les raids de pillards magyars. Et chaque soir, deux hérauts, montés sur le donjon, sonnaient le couvre-feu. Je veux vivre dans mon château, y créer ma famille, y finir mes jours…
Ce côté vieille noblesse européenne ainsi que mon titre officiel avaient beaucoup impressionnés mes amis Américains de la CIA. Ces obsédés de l’acronymes m’avaient, au tout début, attribué le surnom d’IBM en raison de mon hypermnésie : je peux réciter un livre après ne l’avoir lu qu’une seule fois, ou reconnaître quelqu’un bien des mois plus tard, après l’avoir vu dix secondes dans une foule. Puis, mon titre officiel avait pris le dessus lorsqu’un des chefs, trouvant que Son Altesse Sérénissime c’est bien trop long, avait opté pour SAS, dans un de ses rapports à la hiérarchie. Ces initiales ont été définitivement adoptées. Beaucoup de ceux qui m’appelaient ainsi aujourd’hui ne savaient même plus ce qu’elles signifiaient.
En tant qu’agent-suppléant, je me devais d’exceller au tir, mais pour ce qui était de toujours avoir une arme sur soi, je n’y consentais que très rarement. Par contre, j’avais intégré dans un coin de mon cerveau le Petit Larousse Illustré des armes à feu, de l’antiquité à nos jours, histoire de savoir devant quel type de matériel je pouvais me trouver lors de mes missions.
J’avais déjà débrouillé un certain nombre d’affaires délicates pour la CIA, souvent dans des pays exotiques. J’appréciais particulièrement ces missions dans de nouvelles contrées, surtout la phase de préparation – de 2 à 3 mois – qui précédait le départ. J’étudiait alors les us et coutumes du pays et en apprenais la langue. Ma situation préférée était de surprendre les autochtones en leur parlant presque sans accent, cela facilitais les échanges. Cette espèce d’enregistreur que j’avais dans la tête m’aidais bien plus dans ces missions à la pêche aux informations qu’une mitraillette dans chaque main. Et puis, avec ma silhouette élégante, je passais partout sans jamais éveiller de méfiance.
L’entrepreneur avait précisé qu’il fallait terminer le toit avant l’hiver : coût, 50’000 dollars. Et puis une fois restauré, il faudrait encore lui rendre son espace naturel. Et c’était là une tâche moins aisée, car l’héritage des Ottingen – mon domaine à moi – avait été une victime collatérale des rectifications de frontières entre la Hongrie et l’Autriche. De fait, le château était en territoire autrichien et son parc s’était retrouvé, lui, en sol hongrois. Il ne restait pas plus de terrain le long des douves qu’autour d’un mini pavillon de banlieue. Il faudrait une autre guerre, et une autre rectification de frontières, pour que je puisse récupérer mon patrimoine dans son entièreté. En d’autres temps, on avait déclenché des conflits pour moins que cela. Les armes atomiques faussaient tout !
En attendant la fin des travaux de mon château, je vivais dans un petit cottage de Robin Hill Drive à Poughkeepsie, dans l’État de New York, USA. Une chambre, un grand living, pas besoin de plus. Le garage était sous la maison. Contrairement à mes voisins, je n’avais pas jugé utile de dépenser 2’000 dollars pour posséder une piscine. De ma petite cabane, on pouvait apercevoir, au loin, le grand pont de Poughkeepsie qui enjambait l’Hudson. New York n’était qu’à 80 miles de là.
Au moins une fois par semaine, le facteur m’apportait une épaisse lettre d’Autriche. L’entreprise Schwartzenberg m’envoyait le dernier relevé des travaux. Cet entrepreneur autrichien n’avait pas besoin d’autres clients, mon château occupait tout son carnet de commandes. Certains de ses ouvriers n’avaient jamais travaillé ailleurs qu’au château.
Cette rénovation de grande envergure me coûtait très cher et dépassait largement les dividendes que me rapportaient les paquets d’actions hérités de mon père. C’est pour cette raison que j’avais accepté de travailler comme extra à la CIA. Plus les missions étaient ardues, plus la rétribution était élevée. Mitchell, d’ailleurs, ne s’y trompait pas et me réservait les missions les plus alambiquées.
***
Dans le miroir collé sur la porte de l’armoire, j’observais mon reflet. Mon image me convenait. Rien ne dépassait, ni ne débordait : mes cheveux étaient impeccablement aplatis et réunis en un gros chignon basbouche était encore parfaitement en place. Mes yeux, de couleur or – de ce jaune profond des grands fauves – étaient impeccablement surlignés d’eyeliner noir, une mode qui, en 1965, donnait aux femmes des allures de chattes. Parfois cet or virait au vert, c’était alors un très mauvais signe et il ne valait mieux ne pas être à la source de ce changement de couleur. Je portais une robe de couleur bisque qui seyait merveilleusement à la rousseur soutenue de mes cheveux. Satisfaite de mon examen, je retournais à ma fenêtre et m’amusais à compter les mosquées étendues le long du Bosphore.
Un cri soudain me fit lever la tête, une masse sombre défila rapidement à quelques centimètres de mon visage. Quelqu’un était tombé de la fenêtre quelques étages plus haut. L’homme avait le visage déformé par la terreur. Aucun cri n’était sorti de sa bouche, ni de l’étage supérieur d’où il était tombé.
Une grosse fatigue s’abattit sur mes épaules, un peu de déception aussi. J’avais eu le temps de reconnaître au passage l’homme avec qui j’avais rendez-vous le lendemain, le capitaine Carol Anthony Watson.

6.
Hilton d’Istanbul, Turquie
Ce même soir du mardi 27 juillet 1965
Watson s’écrasa sur la terrasse du bar, entre deux Danoises et un couple grec venus dîner. Tout de suite, une large tache rouge s’étala sur le marbre : la tête avait touché la première. La jeune Turque qui servait le café, déguisée en femme de harem – pantalon bouffant et petit bustier, le tout orné de paillettes frémissantes – lâcha sa cafetière dont le contenu éclaboussa les convives des tables alentours lorsqu’elle toucha le sol. Elle s’enfuit en criant.
Le manager de l’hôtel, un homme de nationalité indéterminée, accourut au milieu d’une escouade de garçons. On jeta une nappe sur le corps.
— C’est un accident, un horrible accident, répétait-il tout pâle.
Il y en avait qui n’étaient sûrement pas de cet avis car, dix minutes après la chute de Watson, un groupe de trois personnes fendirent la foule, déterminé, l’air sombre. L’un deux montra une carte aux deux agents de police turcs qui gardaient le corps et qui s’écartèrent respectueusement devant le consul des États-Unis, Robert L. Thompson.
Le duo qui l’accompagnait n’avait pas besoin de porter un écriteau dans le dos, ils étaient très visiblement des agents de sécurité américains : mêmes complet noir, chemise blanche, cravate bleue rayée et trilby sur la tête. La femme était aussi grande que l’homme, il fallait d’ailleurs si prendre à deux fois pour s’apercevoir que c’était une femme tant elle se fondait dans la fonction. Tous les deux le cheveux clair et les yeux bleus, à être toujours ensemble il en avaient fini par se ressembler. On aurait même pu croire qu’il étaient faux-jumeaux. Devenus inséparables, lorsque l’un arrivait, l’autre n’était pas loin, comme une horloge qui après un tic vient un toc. Anciens Marines, ils avaient fait leurs classes ensemble. Ils étaient coriaces et donc précieux en cas de coups durs, toutefois, jouer aux échecs leur donnait vite mal à la tête. En Turquie depuis déjà trois semaines pour suivre d’autres missions en cours, ils étaient arrivés le matin même d’Ankara, afin de prêter main-forte au collègue… qui s’était écrasé là, sur la terrasse de marbre.
[à suivre…]
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