Épisode 5/30

4.4
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[< épisode 4]

Dans l’enceinte du quartier résidentiel, le 7 était une grande maison entourée d’un vaste parc. La Buick noire se rangea à côté d’une Oldsmobile dotée d’une plaque CD. On devait attendre un visiteur, car la porte s’ouvrit avant même que le capitaine n’atteigne la porte.

— Watson ? demanda Anderson, en tendant la main au visiteur.

— Oui, monsieur le vice-consul. À votre disposition.

— Venez dans mon bureau.

Watson s’assit dans un fauteuil, tandis que le diplomate se mettait à arpenter la pièce.

— Nous sommes dans une situation délicate, mon cher, commença Anderson. Je pense que nos gens d’Ankara vous ont envoyé ici parce que vous êtes un marin et que cette histoire vient de la mer. À la CIA…

— Excusez-moi, je ne suis pas de la CIA, interrompit Watson. En fait, je devrais être en ce moment dans mon sous-marin, au milieu des eaux… On m’a débarqué à Istanbul pour prêter main-forte aux agents que la CIA va envoyer pour éclaircir l’histoire qui nous est arrivée.

Il raconta alors la disparition choquante du Memphis. Quand il eut fini, Anderson, à son tour, lui parla de l’homme-grenouille retrouvé.

— …et c’est un Russe. Nous devons absolument récupérer ses papiers. Les Turcs ne voulant pas les donner par peur de complications, il ne reste qu’un moyen : les voler. Vous êtes venu seul ?

— Oui, mais j’ai un chauffeur. Un type qui semble prêt à tout pour de l’argent, paraît-il, et qui parle anglais. Il pourra peut-être m’être utile.

— C’est risqué.

— Pas le choix. Nous n’avons que jusqu’à demain. Après, à Istanbul, ce sera trop tard.

— En effet, il ajouta peiné, étant donné ma position, je ne peux pas faire grand-chose… Mais en cas de coup dur, je serai là.

Watson se leva.

— Je vous souhaite bonne chance, Watson.

Le vice-consul lui serra longuement la main et le raccompagna.  Watson descendit le perron et Yavuz se précipita pour ouvrir la portière.

— Alors, où allons-nous dîner ? demanda l’Américain avec trop d’enthousiasme.

Yavuz l’emmena dans un petit restaurant de pêcheurs où on n’y mangeait que des crevettes, alors que le homard y était absolument sensationnel. Watson avait tenu à ce que Yavuz dîne avec lui. A la fin du repas, on leur apporta une assiette de loukoums roses poudrés de sucre. Watson en prit un et dit mystérieusement :

— Vous voulez gagner beaucoup d’argent ?

— C’est pour un grand voyage ? répondit Yavuz faussement naïf à qui on ne la lui faisait pas. On ne demande jamais ça quand il s’agit d’un boulot honnête.

— Demain, je vais vous demander un service. Si vous acceptez, il y aura 5’000 livres pour vous.

— 5’000 livres ? C’est beaucoup d’argent !

— Il faut que vous m’aidiez à prendre quelque chose. Et que vous ne parliez jamais de cela à personne.

Yavuz, comme à l’accoutumée, laissa passer un temps. C’était une stratégie qui marchait assez bien pour dévoiler le jeu de ses interlocuteurs. Watson prit cela pour de la peur. Il posa sa main sur le bras du Turc, se disant qu’on l’avait peut-être mal jugé, qu’il n’était pas prêt à tout pour de l’argent.

— Vous être patriote ? Vous aimez votre pays ?

— Euh, oui, bien sûr, fit Yavuz surpris.

— Eh bien, vous allez travailler pour lui.

— Ah bon ?

Dans la voiture, en revenant à l’hôtel, Watson expliqua son plan. Le Turc se demandait s’il rêvait. L’argent rentrait à flots des deux côtés à la fois !

Il déposa Watson à l’hôtel Sedir et lui-même se rendit dans un petit hôtel, trois quartiers plus loin, à vingt livres la nuit. Car Yavuz ne pouvait apprécier le confort que lorsque celui-ci était gratuit.

Le lendemain matin à huit heures, la Buick était garée devant le bar qui faisait face au poste de police. Comme des touristes ordinaires s’apprêtant à affronter une journée consacrée aux visites de musées, Yavuz et Watson, assis en terrasse, buvaient un café turc brûlant. Dix minutes plus tard, une Ford Station Wagon se gara devant le commissariat et quatre policiers apparurent porteurs d’une grande caisse qu’ils chargèrent aussitôt dans le corbillard qui avait connu de meilleurs jours. Le chauffeur à grosse moustache de poils gris et drus, âgé d’une cinquantaine d’année, claqua la portière du coffre et l’un des policiers lui tendit une grande enveloppe.

Watson sursauta.

— Voilà !

— Quoi ? fit Yavuz, portant involontairement la main à la poche qui contenait le vieux pétard espagnol. La poche gauche, elle, contenait un lacet.

— Cette enveloppe ! Il me la faut !

ils rejoignirent rapidement la Buick et Yavuz démarra.

— J’ai une idée, déclara Watson, suivez le corbillard et accrochez-le, un tout petit peu. Vous descendrez, et vous vous engueulerez avec le chauffeur.

— Et ma voiture ? Qui va payer les dégâts ?

— Ne vous inquiétez pas, je vous dédommagerai. Allez-y, go !

Le corbillard démarra et la Buick se colla derrière lui. L’occasion survint presque aussitôt, au premier feu rouge. Comme la Ford ralentissait dans un grincement de freins usés, Yavuz n’eut qu’à laisser son pied au-dessus de la pédale du frein pour obtenir le résultat souhaité. Et dans un grand bruit de tôle, l’avant de la Buick enfonça la porte arrière du corbillard.

En quinze secondes il y eut cinquante personnes autour des deux véhicules immobilisés devant le feu, qui était passé au vert. Derrière, un vieil autobus qui avait déjà dû faire quatre fois le tour de la terre, commença à klaxonner. Tous ses occupants s’étaient mis aux fenêtres et injuriaient copieusement les deux voitures accidentées.

Yavuz descendit dignement de sa Buick et interpella le chauffeur du corbillard :

—Exécrable demeuré, pourquoi n’es-tu pas resté dans le ventre de ta p.. de mère au lieu de semer la discorde dans cette rue paisible ? Pislik !

Çok sen ! fit l’autre, c’est toi le demeuré !

Commencée sous de pareils auspices, la conversation ne pouvait que bien se poursuivre. La réplique suivante fut un coup de pied de Yavuz qui rata de peu les parties génitales de son collègue chauffeur. Un coup de tête dans le ventre de Yavuz accrocha mieux le dialogue. Les deux hommes roulèrent à terre, sous les applaudissements de la foule. Comme déjà mentionné plus haut, il y avait assez peu de distractions à Izmir.

Watson sorti de la voiture pour prendre part, artificiellement, au débat et, profitant du désordre, se glissa jusqu’à l’avant du corbillard. L’enveloppe était posée bien en évidence sur la banquette avant. Il jeta un coup d’œil derrière lui, tous les badauds étaient agglutinés autour des deux chauffeurs, à prendre parti qui pour l’un qui pour l’autre. Il ouvrit la portière côté passager, tendit la main et enfouit rapidement l’enveloppe dans la poche intérieure de sa veste. Puis, tranquillement, il alla se mêler à la foule.

Un flic à grosse moustache CKMP et pas rasé depuis trois jours, sanglé dans un uniforme chiffonné et couvert de taches, fendit paresseusement la foule. A sa vue, tous ceux qui n’avaient pas la conscience tranquille, se dispersèrent. Il ne resta plus que deux-trois personnes autour des deux chauffeurs. La vue de l’uniforme calma Yavuz et le chauffeur du corbillard qui se releva, ajustant ces vêtements.

La discussion confuse qui suivit fut perdue en grande partie pour Watson qui ne saisissait que très peu de turc. Et c’était bien dommage : l’assurance étant un luxe quasi inconnu en Turquie, chaque accident est réglé par celui qui reconnaît avoir eu tort. Si par malheur il n’a pas d’argent, il doit se mettre au service de la partie lésée. Pratique, n’est pas ? Un procédé dont il faut se méfier néanmoins : un diplomate chicanier se retrouva un jour ainsi encombré d’un cuisinier ne sachant préparer qu’un seul plat, et doté de trois femmes et d’un nombre indéterminé d’enfants qui se trouvèrent à la charge de l’employeur.

Dans le cas présent, Yavuz s’en sortit avec panache. Tirant des billets chiffonnés de sa poche, il tendit à l’autre chauffeur 300 livres. Du coup, les sourires fleurirent sur tous les visages présents. Le conducteur du corbillard remonta dans son véhicule et poursuivit sa route.

Assis à l’arrière de la Buick, Watson ne quittait pas des yeux le corbillard. Pourvu que le chauffeur ne s’aperçoive pas de la disparition de l’enveloppe.

Yavuz se glissa derrière son volant et démarra.

— Tournez à droite tout de suite, ordonna Watson.

— Ça m’a coûté une chemise et 600 livres, grommela Yavuz. Vous avez récupéré l’enveloppe, au moins ?

L’Américain ignora la question, et dit seulement :

— Il faut combien de temps pour retourner à Istanbul.

— Six heures environ.

— Alors, partons tout de suite. Je voudrais y être avant la fin de l’après-midi.

Ah non ! Ça n’allait pas du tout !

À vouloir courir deux lièvres à la fois, Yavuz s’était fichu dans un sacré pétrin. Il n’avait même pas accompli la moitié du deal demandé par son premier employeur, Dmitri Dmitriev.

Il fouilla rapidement son cerveau, il devait bien y avoir un moyen…

— Je ne peux pas partir comme ça, mon radiateur est abîmé, inventa-t-il. Il faut que je passe dans un garage.

— Il y en a pour combien de temps ? demanda Watson.

— Deux heures au moins.

— Bon, allons-y.

Yavuz prit sa voix la plus ennuyée :

— Il vaudrait mieux que vous alliez vous reposer à l’hôtel. S’ils voient un étranger avec moi, ils vont me faire payer plus cher.

— D’accord alors. Faites au plus vite !

Yavuz soupira intérieurement. Car pour ce genre de réparation, il valait mieux être seul.

[à suivre…]

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