Épisode 4/30

4.6
(21)
sariyer 1958

3.

Istanbul, Quartier Sariyer, côte européenne, Turquie
Soir du dimanche 25 juillet 1965

Durukan Yavuz devait faire dans les un mètre soixante-dix. Tout de muscles affutés, il portait une moustache peu fournie, allant sur le châtain clair et remontant désespérément sur les commissures. Ce qui le faisait passer pour un fourbe aux yeux des Turcs. Ils n’avaient peut-être pas tout à fait tort.

Il avait beau être le tueur à gages le plus consciencieux d’Istanbul, il tirait le diable par la queue. Cette profession, qui en d’autres pays assure des revenus substantiels, permettait tout juste à Durukan et Zeynep, sa femme, de ne pas mourir de faim. C’est que les Turcs sont fiers et combatifs, ils n’ont nul besoin que d’autres fassent le travail qu’ils peuvent faire eux-mêmes. Aussi il en avait été réduit à s’engager pour la Corée dans le bataillon turc de l’ONU. Partis à 5’000, ils en étaient revenus 900. Après, cela avait été le marasme, car les complots politiques étant exclusivement montés par des militaires trop soucieux de la hiérarchie pour faire assassiner un colonel par un simple civil, Yavuz a dû se rabattre sur les basses besognes gracieusement fournies par la police d’Istanbul.

Mais pas seulement. L’année passée, il s’était acheté une Buick 1961 d’occasion, et se louait avec sa voiture 200 livres par jour aux touristes américains du Hilton. Comme il parlait assez bien l’anglais, qu’il savait être poli et courtois, et qu’il avait promis au concierge de l’hôtel de lui couper les attributs sexuels avec un rasoir s’il dirigeait les bons clients vers un concurrent, il travaillait beaucoup.

Ce soir-là, devant la porte de son petit pavillon, il briquait sa 1961 Buick Elektra Black en pestant, comme toujours, de ne pas avoir trouvé la version Phoenix Beige qui aurait bien mieux caché la poussière des routes turques. Une petite Fiat 1100 noire arriva en trombe et stoppa net près de lui.

Un homme grand et très blond en descendit et lui demanda :

— Vous êtes Durukan Yavuz ?

— Oui, c’est moi.

Bizarre ce type. Il n’avait pas du tout l’allure d’un client-touriste et il devait bien connaître Istanbul pour s’y être retrouvé dans son quartier surplombant le Bosphore.

— Je veux vous parler. Je suis un ami de Ismet Aydemir. Il m’avait parlé de vous… avant… ses ennuis, dit-il en un turc parfait.

Un ange passa, pleurant et se mouchant dans un mouchoir plus grand que lui.

Aydemir avait été pendu trois mois auparavant pour espionnage au profit des Russes. Yavuz le connaissait bien. Ils avaient été en Corée ensemble. De temps en temps, Aydemir lui refilait une petite affaire. Toujours très discret, il payait bien.

— Venez dans ma voiture, je vais vous expliquer l’affaire.

Ils s’assirent dans la Fiat de l’inconnu qui parla durant dix minutes. Yavuz hésitait :

— C’est dangereux ce que vous me demandez. Il faut que je réfléchisse.

— Je vous donne cinq minutes. Si vous acceptez, il faut que vous partiez demain matin à l’aube. 10’000 livres maintenant, le reste au retour.

Le cerveau de Yavuz travailla à toute vitesse. C’était peut-être la plus grosse affaire qu’il ne pourrait jamais décrocher. Sa réussite était de l’ordre du 50/50. Il jeta un regard de côté à son interlocuteur. Ce dernier, le visage impénétrable, avait déjà tiré une liasse de sa poche.

— J’accepte, fit Yavuz. Je partirai demain matin, dès mon café avalé. En cas de problème ?

— On vous aidera à quitter le pays.

Il hocha la tête sans répondre. Le grand blond lui glissa la liasse de billets dans la main.

— Rendez-vous ici après-demain. S’il y a la moindre souci, vous téléphonez à la personne que vous verrez à Izmir. De la part de Dmitri Dmitriev.

Un Russe donc.

Dmitriev tourna alors la clé de contact et Yavuz, enfouissant les billets dans sa poche, descendit du véhicule… qui disparut aussi vite qu’il avait apparu.

Yavuz entra dans sa maisonnette, tout était éteint hormis la petite lampe qui menait à la salle de bain. Zeynep dormait déjà. Il avait pris l’habitude de boire un verre, en rentrant du boulot, comme les américains. Ils avaient raison ces Ricains, ça détendait tout de suite son homme après une journée harassante.

Son goût penchait pour le single malt Glenfiddich. Un pur luxe. Et en plus il n’était pas facile à trouver. Aussi il avait profité d’une vente tombée du camion, une caisse entière de J&Bs. Du blended… mais bon, à ce prix-là, il n’avait pas hésité à déroger à son péché préféré. De plus, si l’on ajoutait une cuillère à café de miel et une rondelle de citron –et surtout pas de glaçons– ce whisky-là lui convenait parfaitement.

Il prépara sa mixture et se posa sur la canapé. Avec une grande satisfaction, il avala une gorgée et se laissa aller en arrière sur le dossier : les affaires semblaient enfin reprendre !

Au réveil, Yavuz attrapa un vieux sac de cuir au-dessus de l’armoire :

— Tu vas où ?  demanda sa femme, Zeynep, d’un seul œil entrouvert.

— T’inquiète, je reviens demain. Dors !

Il mit cinq minutes pour fourrer le nécessaire dans le sac. A tout hasard, il y glissa un vieux 9 mm espagnol qui lui venait d’un cousin spécialisé dans le pillage des cargos. Mais, personnellement, il préférait le lacet, bien plus silencieux, et très facile à trouver en cas d’urgence.

Il fit le plein à sa petite station habituelle, puis passa au Hilton pour prévenir son ami le concierge qu’il serait indisponible deux jours. Celui-ci, dès qu’il le vit, accourut.

— Tu arrives bien. J’ai un Américain qui veut aller à Izmir tout de suite. Comme je ne te voyais pas, j’allais le donner à un autre chauffeur ! Ça fait quinze minutes que je le fais patienter pendant que j’essaie de te joindre.

— Il veut aller à Izmir ?

Yavuz n’en croyait pas ses oreilles. C’était un coup à retrouver la foi de sa jeunesse. Son premier client, Dmitri Dmitriev, lui aussi, l’envoyait à Izmir. Le portier se méprit sur son air surpris :

— Tu peux pas ? Tu vas pas me laisser tomber ?

— Non, non, mais c’est loin, se hâta de dire Yavuz pour se rattraper.

— Il a de l’argent. Tiens, d’ailleurs, le voilà.

Le capitaine Carol Anthony Watson arrivait, portant lui-même sa valise. Il était grand, vêtu d’un costume bleu pâle, les cheveux très courts. Un visage carré et rose.

Un militaire, pensa Yavuz.

Il y eut une courte discussion pour le prix. Le Turc demanda 1’000 livres. Watson hésita pour la forme et acquiesça. C’est qu’il avait reçu l’ordre de ne pas trop discuter les prix du Turc. En arrivant au Hilton, il avait trouvé dans une enveloppe un mot laconique : « Pour aller à Izmir prendre comme chauffeur Durukan Yavuz. Il peut vous servir. »

Parce que Durukan Yavuz possédait une fiche détaillée – et surprenante – chez les services turcs, ceux-ci avaient aimablement communiqué son nom aux services américains. C’est toujours pratique d’avoir dans ses dossiers un type prêt à donner un coup de main pour des occasions une peu limites illégales, comme celles-ci.

Yavuz, en toute obséquiosité, ouvrit prestement la portière arrière à Monsieur Watson et se mit derrière le volant. Cinq minutes plus tard, ils faisaient la queue devant le ferry-boat de l’avenue Mebosan, pour passer en Asie et prendre ensuite la route d’Ankara.

De temps en temps, Yavuz jetait un coup d’œil dans son rétroviseur. Son client paraissait tendu. Il jouait avec son stylo ou sa chevalière et regardait la côte et les Iles du Prince défilant sur sa gauche, sans vraiment les voir.

C’est pas un touriste, se dit Yavuz.

Si, au début, il avait pensé à une coïncidence – et être payé deux fois pour faire le même travail, c’est toujours agréable – il se demandait maintenant si c’en était vraiment une. Tout cela était bizarre.

Ils roulèrent toute la journée, pratiquement sans échanger une parole. Parfois, l’Américain demandait si c’était encore loin, et c’était tout.

***

Izmir, Turquie
Soir du lundi 26 juillet 1965

Ils arrivèrent à Izmir à la tombée de la nuit. Il y faisait chaud et les rues fourmillaient de monde. Yavuz s’arrêta devant l’hôtel Sedir.

— Allez manger quelque chose, lui dit Watson. Et revenez vite, j’aurai besoin de vous plus tard.

Comme s’il en avait le temps ! Yavuz fonça à l’adresse donnée par son premier employeur, Dmitri Dmitriev. On l’introduisit tout de suite dans une bibliothèque élégante où l’attendait un homme distingué et assez hautain.

— Alors ?

— Alors quoi ? demanda Yavuz.

— Vous savez ce que vous avez à faire ?

— Oui, mais ça va être très difficile, exagéra-t-il, histoire de souligner que le montant proposé n’était pas volé.

— Si c’était facile, nous n’aurions pas fait appel à vous, cracha le vice-consul Kovalyov. Vous vous souvenez qu’il doit ne rester aucune trace du corps et que nous devons impérativement être en possession des papiers ?

— Oui, oui, acquiesça Yavuz, un peu agacé.

— Vous les remettrez à la personne qui est venue vous voir à Istanbul.

— Quand a lieu le transport ?

— Demain matin. C’est une voiture mortuaire conduite par un seul homme. Pas armé. Il ne se méfiera pas. Il partira du commissariat. Vous avez réfléchi à un plan ?

Yavuz hésita un peu.

— Oui, j’ai un plan. Mais je vais être obligé de – il hésita sur le mot – neutraliser le conducteur.

— Et alors, fit son interlocuteur, c’est une voiture mortuaire.

C’était une façon de voir les choses. Étant donné la tournure que prenait la conversation, le Turc préféra ne pas parler de son second employeur. S’il arrivait à s’en débarrasser… Il allait voir avec l’hôtel Sedir s’ils n’avaient pas un autre chauffeur disponible pour l’Américain. Mais avant, il fallait repérer les lieux. Il fila vers le commissariat, gara sa voiture dans une ruelle adjacente et fit rapidement le tour du bâtiment à pied. Il n’y avait qu’une sortie, facile à surveiller. En face, il nota un petit café d’où s’échappaient des bribes de musique.

Il retourna à l’hôtel. Son deuxième client était dans le lobby et bondit de son fauteuil en le voyant.

— Vite, je suis pressé, lui dit-il en même temps qu’il sortait de l’hôtel.

Yavuz fit demi-tour pour le suivre, et lui ouvrit la portière.

— Les restaurants ferment tard ici, indiqua Yavuz en parfait agent touristique. J’en connais un très bon, à la sortie, sur le port. Ce sont les meilleurs homards d’Izmir.

— Je ne cherche pas à dîner au restaurant, je veux visiter un peu la ville… D’ailleurs j’aimerais commencer par le commissariat.

Yavuz eut du mal à ne pas sursauter. Il regarda son client en coin. Il y avait vraiment trop de gens qui s’intéressaient à la même chose.

Pour la seconde fois, mais en voiture, il fit le tour du commissariat. Son client, assis à l’arrière, regardait de tous ses yeux. Yavuz, certain qu’il ne s’agissait plus d’une coïncidence, se demandait ce qui pouvait bien lier ses deux clients. Une fois le tour terminé, Watson ordonna :

— Conduisez-moi rue Serdar-Sodak, au numéro 7.

[à suivre…]

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