— Rien, ils ne comprennent pas non plus. Ils ont mis leurs hommes les plus sûrs pour garder le Bosphore et les filets sont régulièrement surveillés. De plus, nous avons des gens à nous partout. On ne nous a rien signalé de particulier. Un sous-marin, ce n’est quand même pas un paquet de cigarettes. Ça ne passe pas en fraude comme ça…
— Enfin, c’est invraisemblable, ce sub qui va se jeter dans la gueule du loup…
— Peut-être oui, mais bien réel, l’amiral Cooper est formel. Le submersible fonçait nord-ouest, vers la mer Noire, de toute la vitesse de ses machines.
Il y eut un silence.
— Vous savez ce que cela veut dire, messieurs, reprit d’un ton grave Mitchell. Nous avons retiré de Turquie nos bases de fusées pour les remplacer par des sous-marins armés de Polaris et croisant en Méditerranée. Mais si les Russes, ont trouvé le moyen de faire passer en Méditerranée des sous-marins à eux, c’est toute notre stratégie de dissuasion qui s’effondre dans ce coin du monde.
Mitchell reprit :
— Il est d’une importance capitale de découvrir qui était, d’où venait, et où allait ce sous-marin. Il nous faut trouver l’astuce des Russes, si ce sont bien eux. Je vous remercie messieurs.
Mitchell resta un instant seul, la tête dans ses mains. Puis il appuya sur le bouton de l’interphone.
— Bill, venez me voir.
Bill Clarke entra quelques instants plus tard. C’était le patron du réseau-action de la CIA au Moyen-Orient. Un dur, intelligent, dangereux. Il s’assit et se servit d’une cigarette dans la boîte posée sur le grand bureau.
— Qu’y a-t-il ? demanda Bill.
— Est-ce que vous avez des agents qui parlent le turc chez vous ?
— Le turc ? Bill réfléchit. Non, personne. À part une femme qui n’est utilisable sur le terrain. Mais à Ankara et à Istanbul nous avons des gens.
— OK. Contactez les deux meilleurs et demandez-leur qu’ils s’installent au Hilton d’Istanbul. Je vais leur envoyer un spécialiste depuis ici.
— Qui ?
— SAS.
— Vous êtes sûr Patrick ? Ça va encore nous coûter une fortune en supplément et défraiement ! On ne pourrait pas choisir un de nos salariés ?
— Non ! Un agent qui parle 150 langues et qui a un cerveau en configuration d’IBM, on n’en n’a pas dans la Maison. Et puis, cet agent-là n’a jamais échoué.
— Faites comme vous voudrez. Après tout c’est vous le patron, ajouta Bill, un sourire en coin.
Bill se leva et sortit. Mitchell décrocha son téléphone et demanda :
— Donnez-moi le 925 0524 à Poughkeepsie, dans l’État de New York. Appel personnel je vous prie.

2.
Izmir, Turquie
Matin du dimanche 25 juillet 1965
À Izmir, vieille ville turque piquée de mosquées comme un gâteau d’anniversaire de bougies, il n’arrive jamais rien. La seule source d’activité consiste à regarder la mer Égée, où passe au loin tout le trafic qui se rend au bout de la mer de Marmara franchir Bosphore, vieux cargos, pétroliers étincelants, caïques poussifs chargés à ras bord d’un matériel hétéroclite, barques de pêche.
De sa terrasse, John E. Anderson, vice-consul des États-Unis avait la plus belle vue de la ville. Et aussi le meilleur équipement technique : une longue-vue de cuivre rouge achetée dans un bazar d’Istanbul, une autre, plus banale mais plus sûre ainsi qu’une vieille paire de jumelles marines. Au début de son séjour à Izmir, Anderson avait fait du zèle, scrutant chaque navire qui passait. Espérant toujours découvrir un croiseur russe déguisé en innocent cargo. La CIA l’avait mis en garde avant son départ : un bon diplomate doit toujours ouvrir l’œil car la proximité de l’URSS rend tous les postes diplomatiques turcs assez chauds ! Malgré cela, très vite, avec son homologue russe, il s’était rendu compte qu’Izmir n’était pas le nid d’espions décrit par Washington. De fait, le vice-consul russe, Anton Kovalyov passait le plus clair de son temps à disputer des parties d’échecs… contre lui-même.
Ce jour-là, Anderson venait de prendre sa place habituelle sur sa terrasse lorsqu’il observa un attroupement sur la jetée du port. Un groupe de curieux entourait une barque de pêcheurs qui venait de rentrer. Anderson prit ses jumelles et regarda. Ce qu’il vit le fit sursauter : les pêcheurs tiraient sur le quai le corps d’un homme vêtu d’une sorte de combinaison noire ! Il vissa ses jumelles avec plus d’attention. La mer rejetait de temps en temps des cadavres, la plupart du temps des pêcheurs surpris par un coup de vent. Mais cette fois, cela paraissait différent. Sur la droite, il vit une haute silhouette fendre la foule : son homologue Anton Kovalyov, vêtu d’un complet blanc, venait aux nouvelles.
Anderson dégringola ses deux étages, et fendit la foule pour s’approcher du Chef de la police, Mehmet Durmaz, un grand type à la moustache nationaliste et le cheveux dru porté très court, qui venait lui aussi d’arriver. Ce dernier le salua en souriant. Anderson entretenait d’excellents rapports avec la police turque. Le résultat des mannes de bons dollars déversés par les contribuables américains sur le pays ami.
Anderson se pencha sur le corps recouvert d’une toile.
— Un client pour moi, cher ami ? questionna-t-il.
— Je ne sais pas, monsieur le vice-consul. Cet homme n’est pas turc, en tout cas, ni grec. Et il porte une combinaison d’homme-grenouille. Nous allons l’examiner. Je vous le ferai savoir. Pour le moment, il est et reste sous la responsabilité de la police turque.
— C’est peut-être un homme-grenouille de la 6è flotte qui manœuvre au large des côtes, hasarda Anderson.
— Peut-être, répliqua laconiquement Durmaz.
Une ambulance s’approchait. Les policiers écartèrent la foule et chargèrent le corps sur un brancard. Anderson remarqua que Kovalyov, le diplomate russe, regardait fixement un point vers le bas de la combinaison du mort. Anderson essaya de voir aussi, mais le corps était déjà dans l’ambulance. Son regard croisa celui du Russe.
— Un peu de distraction, soupira Kovalyov. Encore un de vos fauteurs de guerre de la 6è flotte.
— Ou un de vos espions, sourit Anderson.
Les deux hommes se séparèrent.
Le vice-consul marchait en direction de sa maison lorsqu’il entendit derrière lui un pas se rapprocher. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Mehmet Durmaz. Celui-ci, souriait de toutes ses dents. Du pouce et de l’index, il caressait sa moustache qui encadrait jusqu’à mi-menton les deux côtés de la bouche. Se penchant vers Anderson, il lui souffla à l’oreille :
— Je n’ai pas voulu alerter votre collègue russe. Mais si ça vous intéresse, passez à mon bureau tout à l’heure.
Anderson le remercia et regagna son domicile, sans précipitation, inutile d’éveiller une quelconque attention à son homologue… Mais celui-ci était déjà enfermé dans son bureau et appelait fiévreusement l’ambassade de l’U.R.S.S à Ankara.
***
Lorsqu’une heure plus tard, John E. Anderson entra dans le bureau du commissaire, ce dernier était en train d’examiner un poignard, ou plutôt une dague. Dès qu’il vit le vice-consul, il lui tendit l’objet avec un sourire :
— C’était accroché à sa ceinture, dit le commissaire Durmaz.
Tout de suite, Anderson remarqua sur la lame une ancre marine avec un numéro matricule. Ce qu’il vit plus haut le fit jurer à voix basse : le pommeau de la dague était orné d’une étoile rouge, d’une faucille et d’un marteau.
— Un Russe, fit-il à mi-voix.
— Yep, un Russo, acquiesça le policier. Et nous avons encore trouvé ceci.
Il tendit un portefeuille. Anderson en sortit ce qui paraissait être une carte d’identité. En déchiffrant plus ou moins l’alphabet cyrillique, il traduisit que l’homme s’appelait Stegar Alexander Sergueiévitch Tegar, matricule B282’290 et qu’il était premier lieutenant-canonnier, ou quelque chose du genre, à bord de l’unité 20’546 de la marine de guerre soviétique. Sur la photo, il paraissait jeune mais la carte indiquait trente-cinq ans.
Le vice-consul aurait bien empoché la carte. Le Turc le devança et murmura :
— Je ne peux pas, cela ferait des histoires. Et je suis obligé de prévenir aussi votre collègue qui a aussi vu le repêché.
L’Américain continua de fouiller le portefeuille. Il en retira plusieurs autres cartes, une liasse de roubles, la photo d’une jeune fille ainsi qu’un ticket jaune qui paraissait être un billet d’entrée de cinéma ou de consigne. Anderson le tint un instant entre le pouce et l’index et le Turc détourna pudiquement les yeux lorsqu’il l’empocha. Il fallait bien justifier l’OTAN, la Turquie et les USA étaient alliés, oui ou non ?
— Vous voulez voir le corps ?
— Bien sûr.
Les policiers avaient emmené le défunt dans une cellule, posé dans une caisse sommaire entre deux grandes barres de glace. Le visage était calme, peu gonflé, les yeux étaient clos. L’homme n’avait pas dû séjourner plus de quelques heures dans l’eau.
Sous sa combinaison, il portait un pantalon d’uniforme sur un slip de bain ainsi qu’un maillot de corps sans manche sous un pull à col roulé.
Anderson le regarda un instant, ce n’était peut-être qu’une affaire banale. Il arrivait fréquemment que des navires de guerre russes empruntent le Bosphore et la mer de Marmara. Ce Russe-là avait peut-être choisi la liberté ou bien avait été victime d’un accident.
— OK, merci, dit-il au commissaire. Je vais faire mon rapport.
Rentré chez lui, il envoya aussitôt un long télégramme chiffré à l’ambassade américaine d’Ankara. Il faillit parler du ticket jaune, mais se ravisa, préférant garder ce petit bout de papier, en cyrillique donc illisible de toutes façons, pour le coller dans son livre de souvenirs de son poste à Istanbul
Il reçut une réponse après le déjeuner :
« Top-secret. Faites l’impossible pour vous emparer des papiers du marin soviétique. Affaire ultra secrète de la plus haute importance. Évitez que les autorités russes soient au courant. Vous envoyons pour vous aider capitaine Watson, de la Navy. »
Au même moment Anton Kovalyov déchiffrait lui aussi un câble de son ambassade qui disait :
« Ultra secret. Faites l’impossible pour éviter que la découverte s’ébruite. Empêcher surtout les Américains de voir le corps. Faites-le disparaître et brûlez les papiers. Nous vous envoyons de l’aide par les moyens habituels. »
Anderson ne se tenait plus de joie. Pour une fois, il se passait quelque chose à Izmir. Enfin de l’action ! Il décrocha son téléphone et appela le commissaire Durmaz.
— Quand allez-vous transporter le corps, cher ami ?
— Votre confrère soviétique vient de me poser la même question. Demain matin une voiture mortuaire viendra le prendre et l’emmener à Istanbul pour être remis aux autorités soviétiques.
— Vous devez avoir hâte d’en être débarrassé.
Attraper les papiers de l’homme-grenouille mort ne va pas être simple. Et pas question d’attaquer le commissariat pendant la nuit. Pendant le long trajet du transport alors.
[à suivre…]
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