Il disparut en fermant doucement la porte derrière lui.
Il avait laissé la Buick derrière l’hôtel. Avant de démarrer, il prit sa vieille pétoire qui était à sa ceinture et se livra pendant plusieurs minutes à modifier la pointe de ses cartouches. Ensuite, il retourna chez lui. Ils allaient certainement revenir pour l’attraper, lui, et il sera prêt à les recevoir quels qu’ils soient.
Il laissa la voiture loin de chez lui, et continua à pied pour arriver discrètement par-derrière. Avant de se cacher dans la cave, il vérifia que les morceaux de scotch qu’il avait collés en travers des portes étaient toujours là. Personne n’était encore revenu. Il s’installa sur un tonneau vide, l’arme à la main. Et attendit. Ça pouvait être long.
***
Peu avant neuf heures, Dmitriev réveilla d’un coup de coude son collègue endormi. On entendait distinctement le moteur d’une moto qui s’approchait. C’était Beyazit qui venait – faire semblant de – chercher les armes pour sa révolution, comme après chaque sub passant le tunnel.
La moto s’arrêta doucement près de la Fiat. Il mit pied à terre, rangea soigneusement sa moto sur le bord de la route et s’approcha. Son visage n’exprimait aucun sentiment.
Les deux russes sortirent de la voiture et s’appuyèrent contre le coffre, à l’arrière, bras croisés. Ils regardaient Beyazit venir à eux. Celui-ci s’adressa à Dmitriev calmement :
— Où sont les armes ?
Le Russe regarda son homme de main, tout aussi calmement :
— Et en plus il se moque de nous !
En une seconde son attitude vira au rouge, il attrapa le lieutenant par le col et lui hurla :
— Traître ! Je devrais t’ouvrir le ventre avec mes mains. Tu savais que les Américains avaient découvert le tunnel et tu t’es bien gardé de me le dire ! Mes camarades sont morts par ta faute.
— Quoi ? Mais de quoi tu parles ? se défendit Beyazit.
Puis, contre toute attente, il abandonna la partie, comme si son âme avait soudainement quitté son corps. Il avait signé un pacte avec la mort lorsqu’il avait accepté le deal avec la Rousse.
— Je suppose que vous allez me tuer ? Je vous hais, vous, les communistes, répliqua Beyazit toujours très calme, tout autant que ce guignol de Gürsel. Et puis, j’ai sauvé mon frère. Il vaut mieux que vous tous réunis.
Dmitriev le gifla deux fois, à la volée. Le lieutenant ne broncha pas. Le Russe sortit son pistolet à silencieux. Son homme de main l’imita :
— On l’abat ici ?
— Non. Je veux être tranquille. Allons jusqu’à l’Arkhangelsk.
Les trois hommes descendirent le sentier qui menait au Bosphore. Arrivés au bord de l’eau, Dmitriev allait monter dans la barque lorsqu’il sursauta : une masse noirâtre flottait juste là, cognant régulièrement contre le bois du plat-bord. Il reconnut une mine. Elle avait dû se détacher du filet-barrage lors de l’explosion et dérivé le long du courant.
L’homme de main remonta en courant vers la voiture pour y chercher une corde. Dmitriev poussa Beyazit dans la barque puis retint la mine par un des anneaux qui la ceinturaient. Dmitriev attacha une des extrémités de la corde à l’un des anneaux et tira la mine, avec d’infinies précautions, contre le bord. Ensuite il se tourna vers Beyazit et l’invita gracieusement :
— Mets-toi là-dessus, à plat ventre.
Docilement, le jeune lieutenant s’allongea sur la mine, se tenant des deux mains aux crochets. Pendant que Dmitriev retenait la mine, son acolyte attachait le Turc par les poignets et les chevilles aux deux autres anneaux.
Puis, d’un coup de pied, Dmitriev éloigna la mine, retenant l’autre extrémité de la corde.
— On va remorquer ce cher Beyazit jusqu’au milieu du Bosphore. Il rencontrera son destin au passage d’un navire quelconque.
— Et si quelqu’un le sauve avant ?
— Nous ne serons pas loin, fit Dmitriev.
Ils mirent près de vingt minutes pour parvenir au milieu du courant. La mine était affreusement lourde. Heureusement, à cette heure matinale, il n’y avait pas de bateaux-promenades. Cela aurait pu intriguer les touristes de voir une mine flottante avec un homme attaché dessus.
— Stop ! dit enfin Dmitriev.
Ils étaient au beau milieu du Bosphore. En aval, on distinguait dans la brume du matin les silhouettes de plusieurs bateaux remontant le Bosphore. Dmitriev dénoua la corde de la barque et la jeta à l’eau. La mine se mit à glisser doucement emportée par le courant.
— Bon voyage, Lieutenant Beyazit, cria ironiquement Dmitriev, puis ajouta : crève, salaud !
Les deux Russes regagnèrent la rive.
Beyazit, les yeux fermés, pensait à sa mère qui serait inquiète de ne pas le voir et à son frère, libéré, qui pourra en prendre soin.
***
Le timonier du cargo turc Korun scrutait le Bosphore distraitement lorsqu’il aperçut, loin devant, un objet venant droit sur son navire. Pensant à une barque de pêcheur, il donna un coup de sirène bref pour signaler le danger. L’objet continua sa course. Après un autre coup de sirène, le timonier prit ses jumelles, inquiet. Il les lâcha au bout de cinq secondes pour hurler dans le porte-voix des machinistes : « Stoooop ! » puis « En arrière touuuute ! »
Il avait fait la guerre et savait reconnaître une mine. Frénétiquement, il actionna le klaxon d’alarme et la sirène. L’équipage se précipita aux postes d’évacuation. La mine n’était plus qu’à vingt mètres du Korun.
Horrifié, l’équipage aperçut l’homme en uniforme attaché dessus. Pas longtemps. Une explosion sourde ébranla le cargo et un geyser de cinquante mètres jaillit à bâbord avant. Par une déchirure de deux mètres sur trois, l’eau s’engouffrait dans la cale avant.
Le Korun coula en trois minutes, et demeura planté dans le Bosphore, ses superstructures effleurant l’eau.
***
Les deux Russes avaient assisté à l’explosion de leur double-traître. L’un des hommes de main remarqua à voix basse :
— Il avait du courage.
— Il y a encore du travail, asséna Dmitriev, impassible.
Une fois de plus ils repassèrent le bac pour aller récupérer son deuxième homme qui attendait toujours dans la ruelle de feu lieutenant Beyazit. On pouvait penser de lui ce qu’on voulait, mais Dmitriev n’aimait pas les choses faites à moitié.
Sans même se cacher, les trois Russes poussèrent la grille du jardin et entrèrent.
Toujours dans sa cave, posté à la fenêtre battante, Yavuz serrait dans sa main droite sa vieille pétoire espagnole, l’âme en paix. Il visa soigneusement le premier des trois hommes et appuya sur la détente. Il ne faut jamais tuer la femme d’un Turc, ce sont des choses qui ne sont font tout simplement pas.
Le premier homme de main reçut le projectile en plein ventre. Avec un grognement affreux, il se plia en deux et s’agenouilla sur le ciment de l’allée. Il n’avait pas beaucoup de chance de s’en sortir parce que Yavuz avait pris soin d’inciser toutes les balles en croix et de les imbiber d’ail, ce qui est excellent pour une vraie et belle infection.
Yavuz continua à vider joyeusement son chargeur.
Un ange passa, une main sur la hanche, l’autre tournoyant un chapelet d’ail au-dessus de sa tête.
Le second homme de main s’effondra, avec deux balles dans la poitrine. Alors qu’il était couché sur l’allée, la tête sur le gravier, Yavuz arriva encore à lui envoyer une balle qui lui fit éclater la tempe.
Puis il mit un autre chargeur et attendit. Le troisième Russe, celui qu’il connaissait, Dmitri Dmitriev, avait disparu. Le bruit de la voiture le renseigna. Il entrevit la Fiat 1100 filant devant le portail. Quel lâche ! se dit-il.
Yavuz sortit de sa cave, sans hâte. Il prit dans l’entrée sa vieille veste en cuir et sortit en fermant la porte derrière lui. Les deux corps dans le jardin étaient immobiles. Les voisins commençaient à se mettre aux fenêtres. Yavuz alla récupérer la Buick cachée à trois cents mètres de là.
Quinze minutes plus tard, il frappait à la porte d’Ada. Elle ouvrit tout de suite. Elle était dans un peignoir de l’hôtel, les cheveux lâchés, encore humides.
— Je suis à votre service, comme convenu, dit Yavuz.
— Très bien ! Rendez-vous dans 30 minutes, à la réception.
Elle referma la porte de la chambre sur Yavuz puis alla ouvrir celle de la salle de bain qui retenait Sifiye, les hanches drapées dans une serviette. Il se recoucha et attira Ada auprès de lui, le désir inassouvi. Mais elle n’avait pas le temps, là maintenant, et le rejeta d’un baiser rapide.

23.
Istanbul, Turquie
Fin de matinée du lundi 2 août 1965
À onze heures, SAS était dans le lobby. Sifiye était remonté dans sa chambre pour dormir encore un peu. Les J&Bs étaient là aussi, gardant un œil sur le dévoué Yavuz.
— Je tiens absolument à me trouver sur le pont Galata vers onze heures et demie, dit Ada. Venez avec moi, tous les trois. On prend votre voiture Yavuz. À propos, fit-elle en se tournant vers les J&Bs, à partir d’aujourd’hui, Yavuz est avec nous. Vous le protégerez comme si c’était moi.
Les J&Bs se regardèrent, s’offusquèrent, rouspétèrent, et finalement encaissèrent l’ordre, dépités.
Ils s’installaient dans la Buick, juste au moment où Niklas passait. Ada ne l’avait pas revu depuis l’autre soir et le dîner mémorable au Tarabya. Elle pensait qu’il était déjà repartit et la surprise de le voir lui fit se sentir pleine de remords.
— Niklas, Niklas ! appela-t-elle. On vous emmène sur la Corne d’Or ?
Il hésita un instant, soupesa le pour et le contre à l’aune de sa fierté. Puis se dit qu’on ne vivait qu’une fois et que la Corne d’Or, il n’avait toujours pas eu le temps de la visiter. Alors, avec un sourire encore un peu pincé, il accepta et entra dans la Buick. Les J&Bs s’entassèrent pour lui faire de la place et Ada s’installa à l’avant.
Le pont Galata grouillait de trafic. De vieux camions chargés de primeurs avançaient lentement au milieu des taxis rafistolés et des autobus bondés. Une foule compacte s’écoulait sur les deux trottoirs. Yavuz gara sa Buick à l’entrée du pont et alla donner un billet de cinq livres au flic moustachu et bonhomme qui s’efforçait de diriger la circulation à l’entrée du pont.
Ils s’adossèrent tous au parapet côté est, avec vue sur le Bosphore et la Tour de Léandre au loin. Seule SAS savait pourquoi ils étaient là. Sur leur gauche, il y avait un magma de barcasses ancrées où vivait un petite population de pêcheurs misérables. Les pilotis des vieilles maisons de bois enfonçaient dans l’eau leur bois couverts de mousse et de crustacés. La nuit, d’énormes rats disputaient des courses vertigineuses, sous les planchers, à la recherche du moindre déchet. Il montait de cette eau croupissante une odeur typique des ports de bord de mer, faite de moisi et de poisson séché, à faire tourner de l’œil.
C’était la Corne d’Or.
Soudain les yeux d’or pétillèrent.
— Regardez, fit Ada.
Un long cargo approchait depuis le Bosphore, tiré par deux remorqueurs ventrus crachant cette épaisse fumée noire qui ternissait les coupoles de la Mosquée Yeni.
Dociles, les quatre regardèrent le Volga. A sa poupe, flottait le drapeau rouge de l’URSS. Spectacle on ne peut plus banal, une dizaine de cargos avaient déjà passé le pont Galata et étaient ancrés dans le cul-de-sac de la Corne d’Or, chargeant et déchargeant leur cargaison au milieu d’une formidable pagaille.
La proue des deux remorqueurs atteignaient les piles du pont, lorsqu’il y eut un claquement sec, comme un coup de fouet. Le remorqueur de droite bascula en avant. Le cargo amorça un virage gracieux qui le plaça parallèle au pont, en travers du Bosphore. L’aussière avec laquelle le remorqueur le tirait avait cassé, probablement à la suite d’une fausse manœuvre. Le remorqueur de gauche continuait à tirer, drossant le lourd cargo contre la rive nord. Le capitaine dut s’apercevoir du problème car il stoppa brusquement. Trop tard.
[à suivre…]
Comment avez-vous trouvé cet article ou épisode ?
Sélectionnez le nombre d'étoiles
Moyenne 4.7 / 5. Votre vote 16
Pas encore de vote ! Soyez le/la premier/ère à laisser vos étoiles !
We are sorry that this post was not useful for you!
Let us improve this post!
Tell us how we can improve this post?