La nuit était claire. En file indienne, le petit groupe s’engagea dans le sentier menant au bord de l’eau. Avant d’arriver au Bosphore, ils tombèrent sur une silhouette qui montait vers eux : c’était le colonel March.
Il alla droit vers Cooper.
— Mission réussie, Amiral. D’après les calculs, le sub Russe a dû être coupé en deux par les grenades télécommandées.
— Et nos hommes ?
— Il en manque deux.
— Il y a une chance ?
— Non. D’abord, ils ont posé des mines magnétiques sur la coque de l’Ivan au cas où il aurait reculé au dernier moment. Puis ils l’ont accompagné jusqu’au milieu du tunnel, en le guidant avec des coups frappés sur la coque. Ils n’ont pas eu le temps de revenir…
— Vous avez leurs noms ?
— Killgarten et Rafish. Volontaires, tous les deux quartiers-maîtres.
Cooper se tourna vers l’officier qui l’accompagnait.
— Préparez immédiatement deux nominations de lieutenant à titre exceptionnel et deux propositions pour la médaille du Congrès. Pour acte d’héroïsme exceptionnel dont les détails devront rester secrets.
Il tendit la main au colonel :
— C’est tout ce que je peux faire pour eux. Au moins leurs veuves ne crèveront pas de faim.
Ada s’était éloigné du groupe et arriva à la berge. L’eau scintillait sous la clarté des étoiles. Pas une vague. Et pourtant, à trois cents mètres de là, des dizaines d’hommes venaient de mourir. Elle fut rejointe par le groupe.
— C’est le moment d’allumer les projecteurs, dit Cooper. Pour voir ce qui va remonter.
Un Turc partit en courant.
Cinq minutes plus tard, les premiers projecteurs éclairaient le passage-barrage. Aucun objet ne flottait à la surface. On distinguait nettement une grande tache noire, de part et d’autre des balises.
— L’huile, annonça Cooper.
Un objet noir avançait lentement au milieu du Bosphore le long du filet : un des dinghies du commando d’hommes-grenouilles américains.
Soudain le silence fut troublé par un ronronnement venant du sud, d’Istanbul. Quelques minutes plus tard, quatre vedettes de la marine turque apparaissaient, naviguant côte à côte, leurs projecteurs balayant le Bosphore dans toute sa largeur.
— Il y a des hommes à nous sur chaque vedette, expliqua Cooper à Ada. Nous n’avons plus rien à faire maintenant. Les équipes spéciales vont tenter de parvenir jusqu’au sous-marin russe pour récupérer ce qu’on peut, et vérifier s’il n’y a pas de cadavres qui pourraient remonter plus tard. Demain les Turcs vont réparer le filet-barrage qui a dû en prendre un sacré coup et ce sera fini.
— Vous n’allez pas essayer de renflouer le sous-marin russe ?
— Trop dangereux. Le mieux est l’ennemi du bien. Nous avons détruit leur tunnel qui aurait pu avoir des conséquences tragiques pour nous. C’est suffisant. Le Memphis est vengé SAS !
— Nous leur avons rendu la monnaie de leur pièce, conclut-elle.
En parlant, ils étaient remontés jusqu’au bâtiment du poste de surveillance. Ils entrèrent. Beyazit n’avait toujours pas bougé. Ada s’approcha de lui.
— Lieutenant Beyazit, vous êtes libre. Voulez-vous partir maintenant avec nous ?
Il secoua la tête.
— Non. Je partirai tout à l’heure, à la fin de mon service, à huit heures.
— Vous savez ce que cela signifie ?
— Oui, je sais.
— Au revoir lieutenant Beyazit et merci pour votre aide!
Elle lui tendit la main. Beyazit la serra, avec un sourire triste.
— Et pour mon frère… ?
— Vous avez ma parole.
Elle appela un des colonels turcs et lui demanda :
— Voulez-vous veiller personnellement à ce que le frère du lieutenant Beyazit soit libéré demain matin ?
— C’est entendu, répliqua le colonel. Demain matin.
Puis l’un après l’autre ils quittèrent la pièce.
Ada allait monter dans une des Ford grises de l’amiral, quand elle se souvint de Yavuz. Elle avait choisi de venir avec le chauffeur et sa Buick en quittant l’hôtel simplement pour éviter toute tentation de dispersion d’informations.
Celui-ci était toujours assis au volant sous la surveillance goguenarde des J&Bs. Affalés sur le siège arrière, leurs colts sur les genoux, ils entretenaient gaiement le Turc des différentes joyeusetés qu’ils lui feraient subir si toutefois on les laissait faire.
— Descendez et laissez-le partir maintenant, la mission est terminée, dit SAS.
A regret Jones et Brabeck rengainèrent leur artillerie et descendirent. Puis elle s’adressa au chauffeur :
— Vous avez gagné votre deuxième chance Yavuz, j’espère que la prochaine fois que l’on vous demandera de me tuer, vous refuserez !
Un ange passa, roulant de grands yeux, un colt sur la tempe comme s’il allait se suicider.
Yavuz hocha la tête et démarra. Derrière lui, toutes les voitures s’ébranlèrent.

22.
Berges du Bosphore, côte asiatique, Turquie
2h20 du matin du lundi 2 août 1965
L’explosion surprit Dmitriev à l’instant où il allumait sa dix-huitième cigarette. Son cœur fit un saut et il eut ne forte envie de vomir. Il avait beau scruter la nuit, il n’y avait aucune lueur à l’horizon. Il essayait de se persuader que ça pouvait venir de beaucoup plus loin, lorsqu’une explosion moins forte fit jaillir un geyser au-dessus du filet-barrage.
Il serra les poings. On l’avait trahi, on avait trahi son pays, et cette trahison a des conséquences incalculables pour l’URSS. Et ceux du sous-marin avaient dû maudire, avant de mourir, l’imbécile qui s’était fait avoir.
Il remonta jusqu’à sa voiture et démarra. Tout en jurant à voix basse, sans interruption, il conduisait à tombeau ouvert, et ne s’arrêta que derrière la Mosquée d’Uskùdar, avant le bac, dans une impasse bordée de terrains vagues. Il attendit cinq minutes pour être sûr de ne pas avoir été suivi. Puis il passa à l’arrière, souleva la banquette et ouvrit son émetteur.
Il eut instantanément le contact. Longtemps, il parla en russe d’une voix égale, essayant de ne rien oublier. On lui répondit, également longuement, en l’informant de ce qui lui avait échappé : Beyazit, Yavuz, SAS et les américains. Il conclut l’appel et essaya de soulager sa rage en frappant maintes fois sur la carrosserie qui s’enfonça sous les coups. Puis il repris son calme, ferma l’appareil, remis le siège et repassa au volant. Il lui restait encore beaucoup de choses à faire. A commencer déjà par régler quelques comptes.
Il passa le bac après avoir attendu cinq minutes et prit la direction du nord. La nuit était dégagée et aucune voiture ne le croisa. En un quart d’heure il arriva dans le quartier de Sariyer et se gara devant la maison de Durukan Yavuz. Tout était éteint, mais surtout la Buick n’était pas là. Dmitriev en grinça des dents.
Dmitriev écouta la nuit un moment encore, puis sortit de la voiture. Dans la main droite, il tenait le Makarov, ce long pistolet noir muni d’un silencieux. Il poussa la grille. Son pas fit crisser le gravier. Rien ne bougea dans la maison. Alors, d’un geste décidé, il appuya longuement sur la sonnette. Rien ne se passa… dans l’immédiat. Puis il y eut du remue-ménage à l’intérieur, l’entrée s’alluma et la voix de madame Yavuz demanda :
— Qui est-ce ?
— Un ami. Durukan est là ?
Il avait parlé en turc. Zeynep entrouvrit la porte. L’expression de Dmitriev lui fit peur et aussitôt elle tenta de la refermer. D’un coup d’épaule, il la repoussa. Elle hurla en voyant le pistolet.
Il tira. Une grosse tache rouge apparut sur son cou, entre l’oreille et le col de la chemise de nuit. Les deux autres balles la frappèrent en pleine poitrine. Elle s’effondra devant la porte de la salle de bain, dans un affreux gargouillis.
Pour plus de sécurité, Dmitriev lui tira encore une balle dans l’oreille. Puis il repartit en fermant soigneusement la porte. Un tout petit baume sur sa colère, mais ce n’était pas demain qu’on le trahirait sans qu’il y ait des conséquences. Et puis l’autre, le mari, il le rattraperait plus tard.
À trois heures quinze, il était à nouveau dans la basse ville, au sud de la Corne d’Or. Il stoppa dans une petite rue, près de la Mosquée Karüye et frappa à une porte de bois, trois coups, puis deux, puis trois. On lui ouvrit aussitôt après la troisième salve. Et dix minutes plus tard, la Fiat 1100 repartait avec deux hommes de plus.
Tout était éteint lorsqu’ils arrivèrent chez le lieutenant Beyazit. Dmitriev s’arrêta en bas de la rue. Un des hommes de main y alla tout seul, sans arme, et frappa. Rien. Dmitriev décida de le laisser en faction, un peu plus haut, et lui donna un ordre simple : tirer à vue.
Dmitriev et son deuxième homme de main repartirent. Il était littéralement possédé par la rage. Il savait que pour lui, c’était fichu de toute manière. Ses chefs ne lui pardonneraient pas, ou les Turcs ne le rateraient pas. Et comme il ne tenait pas à finir dans les caves en ciment de l’immeuble de la Sécurité, il préférait se battre.
Le bac d’Uskùdar était toujours aussi vide. Ils refirent en sens inverse la route que Dmitriev avait parcouru une heure avant, du côté asiatique, et il s’arrêta à nouveau derrière la ferme abandonnée. De là, ils surveillèrent la route de l’autre côté du Bosphore qui menait au bâtiment de garde où se trouvait encore Beyazit.
Par acquit de conscience, Dmitriev descendit jusqu’à l’eau. La barque était toujours là, inutilisée, vide. Ses deux camarades avaient été faits prisonniers… ou alors ils étaient morts.
Ils s’assirent à nouveau dans la Fiat.
— Plus qu’à attendre la fin de sa nuit de garde, maugréa Dmitriev.
— Tu crois qu’il va vraiment venir ?
— S’il veut essayer de nous faire croire que ce n’est pas lui qui nous a trahi, sûrement, répondit Dmitriev entre ses dents.
— Il va peut-être disparaître dans la nature.
— Je ne crois pas…
Le silence retomba. Les deux hommes demeurèrent immobile dans l’obscurité, attendant que le jour se lève. Dmitriev gardaient les yeux grands ouverts.
***
Ada fut réveillée par des petits coups frappés à sa porte. elle alluma et regarda sa montre : 3 heures 25, elle venait juste de s’endormir ! Passant sa robe de chambre, elle alla jusqu’à la porte et chuchota :
— Qui est-ce ?
Elle espérait que Sifiye passait lui dire bonne nuit à son retour de spectacle. C’est une autre voix qui répondit :
— C’est moi, Yavuz.
C’était peut-être un piège, mais Ada se fia à son instinct. Elle prit quand même une précaution, la dernière fois ne s’était pas si bien passée. Avant d’ouvrir, elle décrocha son téléphone et appela Jones.
— J’ai une visite, expliqua-t-elle à voix basse. Je laisse l’appareil décroché. Écoutez et venez si ça tourne mal.
Elle alla ouvrir pendant qu’à l’étage au-dessus, Jones essayait d’une seule main de passer son pantalon et de l’autre d’armer son colt.
Yavuz était seul. Il avait une sale tête, pas rasé et des yeux tristes et fatigués. Il portait une petite valise.
— Ils ont tué ma femme, dit-il. Et ils veulent ma peau aussi. Alors je suis parti. Après avoir réglé son compte au salaud qui a fait ça, j’aimerai venir avec vous, aux États-Unis. Comme j’ai déjà embrassé votre cause, je suis sûre que vous pouvez m’arranger ça ? J’ai bien vu le pouvoir que vous aviez pour obtenir tout ce que vous voulez !
— Vous quitteriez la Turquie Yavuz ? Votre cher pays ?
— C’est une question de survie, et je suis seul désormais, dit-il en baissant les yeux.
— Je comprends. Toutes mes condoléances pour votre épouse… Écoutez, je vais faire mon possible, invoquer les services que vous nous avez rendu, etc. Si demain j’ai tous les papiers, nous partirons avec le même avion.
— Merci Votre Altesse ! Je vous laisse ma valise entre-temps. Tout ce que je possède est dedans. Et si je ne revenais pas, gardez-la.
— Voulez-vous de l’aide ?
Le Turc secoua la tête.
— Pas besoin. C’est une question personnelle. S’ils me tuent, vous me ferez plaisir en prenant la suite…
— J’aurai besoin de vos services en fin de matinée… Si vous êtes toujours vivant bien sûr, dit-elle avec un sourire cynique.
— Je serai là ! assura Yavuz, bien loin de penser à un éventuel échec de sa vengeance.
[à suivre…]
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