
21.
Istanbul, Turquie
1h du matin du dimanche 1er août 1965
Après avoir déposé la grande rousse et son nouvel amant (c’était assez mal parti entre ces deux-là), Durukan Yavuz se rendit à son rendez-vous assez inquiet. Devant sa maison, Dmitriev l’attendait dans sa Fiat 1100. Il était seul. Yavuz gara la Buick et vint s’asseoir à côté de lui, sur le siège passager :
— Je pense qu’elle abandonne la partie.
Et il raconta avec beaucoup de détails la soirée ratée de l’Américaine prise entre ses deux amoureux. Dmitriev l’écoutait avec attention et à la fin de son récit, il dit :
— En somme, elle a échappé à votre surveillance pendant toute la soirée…
— Mais elle était à l’hôtel, avec son magicien.
— Qu’en savez-vous ? Ça peut être une feinte. Cette femme est redoutable. Elle a déjà obtenu à plusieurs reprises des résultats considérables contre les meilleurs de nos équipes. Alors, cela m’étonne qu’ayant une affaire non résolue sur les bras, elle perde son temps avec deux hommes. Souvenez-vous de sa promenade sur le Bosphore. Elle était aussi avec ce magicien. Et ça ne l’a pas empêchée de faire ses investigations.
Yavuz ne répondit pas. Il savait que le Russe avait raison et il sentait confusément que oui, peut-être bien qu’il s’était fait berner par la grande rousse. La femme aux yeux d’or avait eu l’air tellement sincère.
— Je vais enquêter à l’hôtel, offrit Yavuz. Je saurai bien si c’était vrai.
— Entendu ! Rendez-vous ici, demain, même heure.
Yavuz sortit et la voiture démarra instantanément.
***
Dmitri Dmitriev avait une autre visite importante à faire cette nuit-là. Il redescendit vers le centre d’Istanbul par la nouvelle autoroute, puis s’engagea dans un dédale de petites rues bordées de vieilles maisons de bois. C’était l’ancien Constantinople, grouillant de familles misérables qui vivotaient en sculptant des pipes ou en fabriquant des babouches. Il faillit emboutir un vieux taxi tellement il était perdu dans ses pensées.
Dmitriev arrêta sa voiture au coin d’une rue qui grimpait vertigineusement. Il partit à pied, et, tout de suite, entra dans un couloir sombre qui sentait le yaourt aigre. Il attendit là un bon moment, guettant les silhouettes qui passaient. La rue était trop étroite pour que quelqu’un puisse lui échapper.
Enfin il le vit : le lieutenant Beyazit marchait lentement, la tête baissée. Il portait un paquet sous le bras. Le Russe attendit quelques secondes. Aucune silhouette suspecte ne passa, Beyazit n’était pas suivi. Dmitriev se lança au pas de course pour le rattraper. Heureusement, il savait où demeurait Beyazit, car ce dernier avait déjà disparu.
Le jeune lieutenant allait mettre sa clef dans la serrure lorsqu’il sentit une présence. Il se retourna et croisa le regard du Russe. Il n’y eut pas un mot d’échangé. Les deux hommes entrèrent ensemble dans le petit studio. Il était meublé du strict essentiel : un lit étroit, une table, une chaise et une vieille armoire. Au-dessus du lit, une photo encadrée était accrochée à un clou. Le papier des murs était verdâtre et une seule ampoule nue éclairait la pièce.
Dmitriev s’assit sur le lit et sorti un paquet de cigarettes de sa poche. Il le tendit à Beyazit qui refusa d’un geste.
— Nous étions inquiets. Où étiez-vous passé ?
Le lieutenant hésita imperceptiblement.
— J’ai été voir ma mère. Elle était malade et il n’y avait personne pour la soigner. J’ai eu une permission.
— Vous avez quitté Istanbul ?
— Non. C’est près d’ici. Mais je devais rester auprès d’elle.
Le Russe le dévisageait intensément. Beyazit avait des cernes profonds sous les yeux et le visage gris de fatigue. Il se passa la main sur le menton et le Russe vit qu’elle tremblait légèrement.
— Vous êtes malade ?
— Non. Fatigué. Très fatigué. Je n’ai pas dormi beaucoup depuis trois jours. Ma mère…
— Vous n’allez pas tomber malade ?
Beyazit rit tristement.
— Et quand bien même ?
Dmitriev répliqua doucement :
— La dernière fois que vous avez été malade, cela nous a coûté très cher.
— Je sais. Je m’en souviens.
Un moment de silence. Puis Beyazit se rappela de son rôle :
— Et les armes ?
— Elles arrivent lundi. Par le cargo Volga. Elles seront déchargées et entreposées dans un endroit sûr.
— Où ?
— Vous n’avez pas à le savoir pour le moment… Tenez-vous prêt ! Est-ce que tout est en ordre de votre côté ?
Beyazit hésita à nouveau une milliseconde avant de répondre.
— Pour cette nuit ? Oui ! Mais les Américains sont sur les dents, vous savez…
— Nous n’avons pas le choix. C’est une mission importante. Vous êtes bien de service n’est-ce pas ?
— Oui, ce soir dès 22 heures et la nuit prochaine aussi, de 22 heures à 8 heures du matin.
— Très bien. Je peux compter sur vous n’est-ce pas ?
La sueur commençait à perler sur le front de Beyazit.
— Évidemment !
— Après ce passage-là, il n’y aura plus avant un bon moment. Nous préférons garder ce précieux tunnel pour des circonstances plus importantes… Beyazit, si un jour vous sentiez que vous êtes soupçonné, n’hésitez pas à nous en informer, le service que vous avez rendu à notre pays est tel que nous vous donnerions la nationalité soviétique et un grade équivalent dans l’armée rouge.
— Merci ! répondit le lieutenant sans enthousiasme.
Le Russe se leva. Sa tête touchait presque le plafond. Il regarda la pièce si triste et les murs sombres, et, brusquement demanda :
— Vous n’avez pas besoin d’argent ?
— Non.
C’était net et définitif. D’ailleurs Beyazit lui ouvrait déjà la porte.
— Comme vous voulez. On se retrouve après votre service à l’endroit habituel pour la livraison ?
— Oui, répondit le jeune lieutenant, qui savait que cette fois, la dite livraison serait… différente.
Les deux hommes se séparèrent sans se serrer la main. Beyazit referma la porte et Dmitriev descendit la rue sans se presser. Le Turc avait donné le change, le Russe ne se doutait de rien.
Dans sa petite pièce, Beyazit sortit une minuscule escalope de son paquet et alluma son réchaud à alcool. Avec du fromage blanc et des radis, c’était tout son repas. Lorsqu’il eut fini, il se lava les mains, remit sa tunique et sortit se promener le long du Florya Cornis, le boulevard qui longe le Bosphore. La Mosquée du Sultan, avec ses six minarets, brillait subtilement dans le crépuscule. Il croisa plusieurs couples d’amoureux. Aucun ne vit son émotion. Il savait qu’il n’aurait plus l’occasion de faire cette balade. Cela le rendait nostalgique.
***
La journée du dimanche fut comme en suspension. Il n’y avait rien de plus à préparer, toutes les parties attendaient le milieu de cette nuit-là qui devait accueillir le sous-marin russe chargé.
***
Berges du Bosphore, côte asiatique, Turquie
2h du matin du lundi 2 août 1965
Dmitriev commençait à être nerveux. Tout aurait dû être fini depuis une demi-heure, au moins. Sa voiture était dissimulée dans la cour d’une ferme abandonnée, sur la rive asiatique, tout près de la raffinerie BP. Il avait accompagné jusqu’à la berge ses deux hommes-grenouilles et les avait aidé à s’harnacher. Puis ils avaient disparu sans un bruit dans l’eau noire du Bosphore.
Il regarda sa montre : 2 heures 05. Le sous-marin aurait dû déjà être dans la mer de Marmara.
Il sortit de la voiture et alluma une cigarette. Le ciel était plein d’étoiles. Au loin, on entendait la rumeur émaner des bistrots distribués tout au long de la rive européenne. Il prêta l’oreille. Près de lui, le silence était total. Rassuré, il ouvrit la portière arrière de la Fiat et souleva la banquette : un poste émetteur était encastré dessous. Dmitriev tourna un bouton et l’appareil se mit à ronronner. Il le referma aussitôt. Dès que les hommes-grenouilles seraient revenus, il enverrait le signal au chalutier qui croisait de l’autre côté, dans la mer Noire. Un innocent chalutier dont le moindre mousse était lieutenant du KGB…
Il restait du temps, Beyazit était de service jusqu’à 8 heures, presque 6 heures encore… Il se détendit. Si le sous-marin avait un retard important, il en serait quitte pour faire le mort, posé au fond de la mer Noire, jusqu’au lendemain soir.
La pensée que Beyazit puisse le trahir ne l’effleura même pas. Il savait que pour ce groupe de jeunes officiers fanatiques anti Gürsel, lui, le Russe, représentait à la fois de l’argent et des armes. Un sacré beau tour joué à l’OTAN, aux Américains et à la tête de Turquie ! D’une pierre trois coups.
Pour tromper son impatience, il décida d’aller jusqu’à la barque, point de repère de ses hommes-grenouilles. Il verrouilla la voiture et s’approcha de la rive. Il n’y avait personne au bord de l’eau. De là, il pouvait apercevoir les lumières du poste de surveillance où travaillait Beyazit.
***
Berges du Bosphore, côte européenne, Turquie
Au même moment
La petite pièce où le lieutenant Beyazit aurait dû se trouver seul était pleine de monde. Plusieurs officiers turcs faisaient la navette entre la pièce et le reste du bâtiment. Derrière Beyazit, se tenait les J&Bs, prêts à bondir si on leur en donnait le signal. SAS était assise à côté, devant une tasse de café, restée intacte. L’amiral Cooper était dans un coin, devant un poste de radio à ondes courtes gérée par un civil. Celui-ci commença à prendre des notes, puis tendit le papier à l’amiral.
— Ça y est, dit ce dernier. Ils ont intercepté les deux autres hommes-grenouilles et les ont neutralisés. Ils sont partis au-devant du submersible.
Ada n’osa pas demander ce que voulait dire neutralisé par vingt mètres de fond.
Cooper se mordillait les lèvres d’énervement.
— Si ça marche SAS, ce sera le plus beau coup qu’on aura jamais fait.
— Et nos types à nous, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? demanda-t-elle.
— Ils sont volontaires. Et, en principe, ils auront le temps de se retirer du tunnel. Sinon…
Cela jeta un froid.
— Vous entendez quelque chose ? demanda Cooper à Beyazit.
— Rien pour le moment. J’ai eu l’approche, puis le sub a dû s’arrêter au fond pour attendre les guides pour passer sans encombre. Cela ne devrait pas tarder.
— Pourvu qu’ils n’aient pas un code de reconnaissance spécial ! dit-elle, inquiète.
— C’est le seul risque. On y a pensé, nos hommes agiront en conséquence. N’oubliez pas aussi que nous sommes dans les eaux territoriales turques.
Beyazit leva la main pour demander le silence.
— Attention !
Tous se turent.
— Il a remis son moteur en route. Il avance.
La tension devint intolérable. La moindre erreur pouvait se solder par une catastrophe. Et le Bosphore grouillait de monde cette nuit-là. En plus des équipes spéciales chargées du travail à proprement dit, il y avait dix groupes de snipers avec chacun deux hommes munis d’émetteur radio et de fusils infrarouges, disséminés de chaque côté du filet-barrage. Au cas où il y aurait des survivants, ou si les Russes s’étaient méfiés. Par contre il avait été impossible d’arrêter le trafic maritime pour ne pas donner l’éveil, et un quelconque cargo pouvait arriver au mauvais moment.
— Il va s’engager dans le tunnel, annonça Beyazit.
Ils étaient tous autour de lui car il était le seul à posséder des écouteurs. Les secondes s’égrenaient.
Soudain, un grondement sourd fit trembler la pièce. Beyazit arracha ses écouteurs. Cooper regardait intensément les aiguilles du tableau de contrôle qui sautaient dans les cadrans. Plusieurs bruits sourds se firent encore entendre, puis le silence retomba.
C’était – théoriquement – fini.
— Stoppez le trafic sur le Bosphore, ordonna un des colonels turcs. Annoncez à tous les navires qu’une mine du filet-barrage est remontée à la surface et qu’il faudra quelques heures pour la récupérer.
Un planton partit aussitôt.
— Vous venez ? demanda SAS à Beyazit qui semblait paralysé depuis l’explosion.
— Non.
Machinalement, il prit la tasse de café froid posée devant lui et la vida à petites gorgées nerveuses.
Tous les autres quittèrent la pièce.
[à suivre…]
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