Ada décrocha le téléphone et demanda au standard : « Mme Jones, s’il vous plaît. »
Jones répondit après une seule sonnerie.
— Allez me chercher Yavuz et amenez-le-moi, demanda SAS.
Trois minutes plus tard, Yavuz était là, encadré par les J&Bs. Humble, il attendait quelle brique allait lui tomber sur la tête. Ada avança :
— Vous connaissez le nom de celui qui vous emploie, n’est-ce pas ?
— Oui. Dmitri Dmitriev, souffla Yavuz, les yeux au sol.
— Vous irez trouver un certain Beyazit – on vous donnera son adresse – et vous irez lui dire que Dmitriev veut qu’il lui apporte la liste de ses prochains tours de garde. S’il pose des questions, dites-lui que vous ne savez rien d’autre que le lieu du rendez-vous : place de la Corne-d’Or, à la terrasse du café qui s’y trouve, et qu’il doit y aller de suite, car il l’attend. Ah, dites-lui aussi de ne pas se mettre en uniforme.
Yavuz la regardait, un peu étonné de n’avoir à tuer personne :
— C’est tout ?
— Pour le moment. Et pas d’imprudence ! Jones et Brabeck ne seront jamais loin de vous. Et se tournant vers Brabeck :
— Brabeck, emmenez-le maintenant.
SAS se tourna vers Jones :
— Lorsque Beyazit sortira de chez lui, suivez-le pour que je puisse l’identifier au rendez-vous. Vous viendrez vous asseoir à une table près de la mienne.
Cooper avait écouté en silence. Quand il fut seul avec SAS, il demanda :
— Qui est ce Dmitriev ?
— À ma connaissance c’est le patron du réseau russe à Istanbul. Logiquement il devrait faire la liaison entre Beyazit et le sous-marin. Il y a une chance que Beyazit – si c’est lui – tombe dans le piège. Ce n’est probablement pas un espion professionnel.
— Et s’il ne vient pas au rendez-vous ?
— C’est qu’il est innocent… ou méfiant. Essayons ! Qu’avons-nous à perdre ? Par contre, si je puis me permettre amiral, si vous venez il vaudrait mieux que vous suiviez l’opération de loin.
***
Le trottoir devant le Sunset Café grouillait de monde. J’avais choisi une table à l’intérieur, donnant sur la place de la Corne-d’Or. De là, je pouvais surveiller toute la terrasse et la rue. Je voyais Cooper qui flânait entre les étalages du marché, en badaud.
Un quart d’heure s’était déjà écoulé. J’avais calculé que Beyazit aurait dû être là depuis dix bonnes minutes. À moins qu’il n’ait pas été chez lui ou que…
La silhouette de Jones s’encadra derrière la vitre, face à moi. Comme une touriste épuisée par la chaleur, elle se laissa tomber sur une chaise en terrasse et s’éventa avec son chapeau. Quelques secondes plus tard un homme jeune à la silhouette trapue, vêtu d’un complet sombre dont il devait être le troisième propriétaire (et probablement le dernier) les cheveux bruns très courts et la moustache taillée droit, s’asseyait à une table voisine de celle de Jones.
Je fus tout de suite persuadée que c’était Beyazit et n’eus pas longtemps à attendre, laissant son chapeau à côté de son orangeade, Jones entra dans le café et se dirigea vers le fond. Je la suivis et nous nous retrouvèrent dans une toilette crasseuse et nauséabonde.
— C’est l’homme brun, à votre gauche ? demandai-je.
— Oui.
— Bien, attendez deux ou trois minutes avant de revenir à votre table.
Je sortis la première et allai droit à la table de l’officier turc. Il sursauta lorsque je m’assis à côté de lui, mais je ne lui laissai pas le temps de réagir.
— Je viens de la part de Dmitriev. Il a été retenu. Vous avez la liste ?
Le lieutenant Beyazit me regarda avec méfiance.
— Qui êtes-vous ?
— Ça ne vous regarde pas.
J’avais pris un voix sévère, autoritaire, je parlais turc en y infiltrant un léger accent russe, je répétai :
— Vous avez la liste oui ou non ?
Mais le lieutenant était encore hésitant.
— Pourquoi Dmitriev n’est-il pas venu ?
— Question sécurité. Il faut qu’on vous voie le moins possible ensemble. Alors, vous avez les renseignements ?
Beyazit hésita une seconde puis dit :
— Oui.
— Parfait ! C’est imprudent de me la donner ici. Suivez-moi jusqu’à ma voiture.
Je me levai. La Buick de Yavuz était à trente mètres. Le chauffeur était debout à côté bavardant avec Brabeck comme s’ils étaient amis. Je me rendis à la voiture et m’assit à l’arrière, faisant signe à Brabeck de ne pas bouger.
Beyazit me rejoignit aussitôt. Une fois assis, il tira de sa poche une feuille pliée. Je la dépliai et vit l’horaire complet du lieutenant pour les quinze jours à venir. Rassurée, je décidai de frapper un grand coup.
— J’espère que votre mère ne sera pas malade, cette fois, dit-je sévèrement.
Le Turc grogna :
— De quel droit évoquez-vous le nom de ma mère. Dieu fasse qu’elle vive encore longtemps. Mais vous ? Allez-vous tenir vos engagements ?
Ça, c’était un terrain brûlant, car je ne savais pas de quoi il était question. J’éludais en brusquant les choses. Levant la main j’appelai Brabeck et annonçai :
— Lieutenant Beyazit, j’ai le regret de vous mettre en état d’arrestation. Pour espionnage au profit de l’Union Soviétique.
Beyazit me regarda pétrifié, puis bondit sur la portière. Il fut cueilli par Brabeck qui lui colla son colt sur l’estomac. Jones arriva à la rescousse mais c’était inutile, Beyazit se rassit sans résistance. En voyant Yavuz se mettre au volant il sursauta et cracha de toutes ses forces sur la nuque du chauffeur :
— Tu m’as vendu ! misérable chien.
Je secouai la tête, dissimulant ma satisfaction, et dis :
— Non, pas exactement. Au fond personne ne vous a trahi. Votre mère peut-être. Sans le vouloir.

19.
Consulat américain, Istanbul, Turquie
Soir du vendredi 30 juillet 1965
— Faisons sauter le tunnel, proposa le consul Thompson. Avec l’aide des Turcs cela sera facile.
Dans le bureau du consul, SAS laissait ses yeux dorés errer sur le plafond. Elle lança à la cantonade :
— Il y a peut-être mieux à faire.
— Quoi donc ? fit vivement l’amiral Cooper, toujours intéressé par les idées de cette étonnante jeune femme.
— Rendre la monnaie de leur pièce aux Russes…
— Ah ! s’exclama Cooper, puis se ressaisissant, comment comptez-vous donc faire cela SAS ? Si vous y arrivez, la US Navy vous en sera reconnaissante à vie !
— Tout dépend du lieutenant Beyazit.
— Allez le chercher, ordonna Cooper prêt à tout.
— Euh, c’est peut-être imprudent… politiquement, murmura le consul.
Mais personne ne l’écouta, toutes les oreilles étaient tendues en direction d’Ada.
Le colonel Karakoç sonna. Un planton apparut, Karakoç lui donna un ordre bref. Quelques minutes plus tard Beyazit entrait, encadré par deux énormes gardes en civil et à la mine patibulaire. Le jeune lieutenant avait des menottes, une chaîne lui liait les deux bras derrière le dos. Un des gardes en tenait le bout. Une longue estafilade lui coupait le visage de la pommette au menton. Le sang était encore frais. Toutes les parties visibles de son corps étaient couvertes d’ecchymoses. Impassible, Beyazit fixait le sol. SAS s’approcha de lui et lui parla en turc, très doucement.
— Vous allez être fusillé.
Le lieutenant cracha de mépris sur le sol, et lança :
— C’est un honneur. Ma mère sera fière de son second fils comme elle l’est du premier.
— Pourquoi ? Votre frère est aussi un espion à la solde des Russes ? proposa Ada, taquine.
— Non, mais il va être fusillé, lui aussi ! Avec cinquante autres cadets de l’École militaire. Il voulait que la Turquie ait un gouvernement propre et pas un pantin comme Gürsel.
— C’est pour ça que vous avez aidé les Russes ?
— Oui !
— Vous savez ce que ferait l’URSS de votre pays si elle gagnait ?
Beyazit haussa les épaules.
— Nous n’avons pas peur d’eux. Il y a dix siècles que nous les giflons. Ça continuera.
— A cause de vous, 129 hommes sont morts inutilement, ajouta-t-elle très sérieusement. Et si nous n’avions pas découvert le tunnel, il aurait donné un avantage décisif aux Russes en cas de guerre.
— Nous devons nous débarrasser des hommes qui sont au pouvoir. C’est notre priorité ! Seuls les Russes nous donneront des armes et de l’argent pour cela. Même quand vous m’aurez fusillé, il en viendra dix, vingt, cent autres derrière moi.
Les yeux du jeune officier brillaient dans son visage abimé. Tout à coup, ses jambes flanchèrent de fatigue, le garde tira méchamment d’un coup sec sur la chaîne. Beyazit gémit de douleur et se redressa.
SAS lança fermement au garde :
— C’est inutile !
Puis s’adressant au colonel Karakoç :
— Je voudrais qu’on me laisse seule avec cet homme… et qu’on le détache.
Karakoç sursauta.
— Certainement pas ! Il tente sans cesse de s’échapper… ou de se suicider !
— Je ne pense pas, répliqua Ada. Il m’a donné sa parole d’officier qu’il ne tenterait rien, bluffa-t-elle.
— C’est vous qui savez… Détachez-le, ordonna le colonel de mauvaise grâce.
Les gardes ensuite reculèrent.
Maussade, Beyazit se frottait les poignets.
— Maintenant, laissez-nous seuls, réclama SAS. Amiral Cooper, restez, s’il vous plaît,
Tous se levèrent et sortirent de la pièce. Ada s’approcha du prisonnier et lui tendit une cigarette américaine à filtre. Il la saisit et la mit à la bouche en fixant les yeux dorés, étonné :
— Qui êtes-vous ? Comment se fait-il que les autres vous obéissent ?
— Ils ont confiance en moi… Comme j’ai confiance en vous…
— Je ne vous avais pas donné ma parole… Je pourrais sauter par la fenêtre maintenant….
— Vous ne le ferez pas.
— Ah non ?…
— Vous ne le ferez pas, parce que je peux vous aider.
— En quoi, je me le demande ? dit-il avec mépris.
— A mourir honorablement… et à sauver votre frère.
— Inutile, il ne se reniera jamais ! Et moi non plus…
— Nulle question de cela. Si vous acceptez ma proposition votre frère aura la vie sauve et vous non plus ne serez pas fusillé…
Elle planta ses yeux dorés dans les siens :
— J’ai besoin de vous !
— Je viens de vous dire que je ne me désavouerai jamais !
Il tirait sur la cigarette de grandes bouffées de tabac qu’il souffla en direction de Cooper, par provocation. Celui-ci, sans se démonter, tira un cigare de sa poche et se concentra sur sa préparation avant de l’allumer de quelques courtes aspirations. Le lieutenant le regarda faire avec mépris puis se tourna vers SAS :
— Je vous écoute…
— Reprenez votre poste comme si rien ne s’était passé. Au cas où nos amis se douteraient de quelque chose, les convaincre que vous n’avez pas parlé et que rien n’a été éventé. Et quand un sous-marin se présentera agir normalement.
— Et après ?
— Après ? Ce sera à nous de jouer… Vous avez une chance sur mille de vous en tirer. Et comme de toute façon…
— En somme, vous me demandez de trahir.
— Ce ne serait qu’une fois de plus, ironisa-t-elle… Cependant là, vous pouvez sauver votre frère.
Beyazit était comme envoûté par les deux taches d’or. Il pensait à son frère surtout. Et malgré cela, tout se révoltait en lui à l’idée d’accepter la proposition des Américains. Il refusa. SAS essaya un autre angle :
— J’ai lu une fois un livre sur l’histoire de la Turquie. Il y a quatre cents ans, un Turc qui portait le même nom que vous s’est introduit dans le camp des envahisseurs, déguisé en mendiant, et les a massacrés. Seriez-vous de sa descendance ?
Beyazit la regarda abasourdi.
[à suivre…]
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