Épisode 22/30

4.6
(21)
holiday inn room late 60's

18.

Hôtel Hilton, Istanbul, Turquie
Fin de matinée du vendredi 30 juillet 1965

Ada secouait la tête, médusée.

— C’est incroyable. Moi qui osais à peine penser que les Russes avaient seulement aménagé une base de sous-marins, de ce côté-ci du Bosphore, afin de pouvoir ravitailler secrètement leurs unités qui s’aventureraient en Méditerranée… Ils ont été bien au-delà de mon imagination !… Et c’est encore plus dangereux pour nous ! Cela veut dire qu’en cas de guerre, leurs sous-marins munis de fusées atomiques seraient en Méditerranée alors qu’on les attendrait plutôt du côté de Vladivostok à l’extrême est, ou d’Arkhangelsk, tout au nord…

Cooper acquiesça, il ajouta, grave :

— Moi-même je suis dépassé. J’ai déjà mis le Président au courant. C’est d’une importance capitale pour le pays… Et il faut que cela se passe dans un pays allié… et sûr en plus !

— Mais, Amiral, souligna SAS, les dimensions de votre tunnel m’apparaissent bien étroites pour un sous-marin atomique. Le Memphis serait resté coincé là-dedans ?

— Non pas tout à fait, non répliqua Cooper. Nous savons depuis un an que les Russes sont parvenus à miniaturiser certains sous-marins atomiques, pour en faire des bâtiments de poche. Et ils sont, eux aussi, armés de fusées à longue portée. Cinq comme ceux-là pourraient anéantir notre 6è flotte en un quart d’heure.

Jones et Brabeck, complètement réveillés maintenant, écoutaient de toutes leurs oreilles.

— Comment avez-vous découvert le tunnel ? demanda Ada.

— Un coup de chance. Mes hommes ont commencé à explorer tout le fond autour du pétrolier et la coque. Ils ont facilement découvert votre sas donnant sur le Bosphore, mais il n’y avait rien de spécial autour. Pendant plus d’une heure, ils ont effectué des recherches concentriques, sans résultat. Ils ont seulement trouvé dans la coque de l’Arkhangelsk une autre ouverture beaucoup plus grande, à l’arrière. C’est vraisemblablement par là que les hommes-grenouilles ont acheminé les plaques d’alliage léger qui tapissent les murs et le plafond du tunnel. C’est le hasard qui nous a fait découvrir le principal. Un de nos hommes a été pris d’un malaise. Il s’est immobilisé au fond et est resté coincé dans une anfractuosité. En le dégageant, nous avons trouvé le départ d’un câble en acier ancré dans le rocher, à une dizaine de mètres du sas de l’Arkhangelsk. Il n’y a plus eu qu’à le suivre. Il nous a menés droit au tunnel, côté turc. Je suppose que les Russes ont ancré cette main-courante pour faciliter la tâche des hommes-grenouilles, les eaux du Bosphore sont souvent brouillées et ils devaient en plus opérer de nuit.

— Je ne comprends pourquoi il fallait encore des hommes-grenouilles, une fois que le tunnel a été opérationnel…

— Même pour un sous-marin de poche, le tunnel est plutôt étroit. La moindre fausse manœuvre et il s’échoue. Alors, les sous-marins qui passent le tunnel sont guidés par un ou plusieurs hommes-grenouilles qui leur indiquent la route, probablement à l’aide de signaux sonores frappés sur la coque.

Tout ça était irréel pour Ada, d’innombrables questions lui brûlaient les lèvres.

— Ce tunnel… Comment l’ont-ils creusé ?

— Probablement avec des foreuses-suceuses, identiques à celles que nous utilisons pour creuser la banquise. La terre et les débris sont évacués par des conduits en toile souple et aspirés par une drague. Avec ça, ils pouvaient aisément creuser cinq ou six mètres par jour. Ils ont bien choisis l’emplacement, il n’y a pas de barrière rocheuse à cet endroit…

Le téléphone sonna, Ada décrocha :

— C’est pour vous, Amiral.

La communication ne dura pas longtemps. Cooper écouta deux minutes, fit « quand ? » et raccrocha, le visage soucieux.

— Ça commence. L’Arkhangelsk vient de sauter, il y a un quart d’heure. Une violente explosion, pas d’incendie, le navire s’est enfoncé de près de trois mètres. Les officiels turcs sont sur place. Mais les Russes étaient là les premiers : l’attaché naval est monté sur l’épave de l’Arkhangelsk et y a collé un pavillon soviétique. Il a fait un foin du diable en clamant qu’on avait saboté son pétrolier.

— Saboté ? s’étrangla SAS. Ils ont fait vite ! Il ne doit plus rien rester de l’équipement particulier de l’Arkhangelsk. Ceux qui nous ont ratés la nuit dernière sont revenus pour nettoyer la place.

— Toujours est-il que cela va faire du bruit cette histoire de tunnel. Dommage qu’on ne puisse pas le faire visiter aux touristes comme les Russes avaient fait avec notre galerie d’écoute souterraine à Berlin, en 1961. Je vais avertir les autorités turques afin que nous puissions officiellement le faire sauter le plus tôt possible.

Cooper avait déjà la main sur le bouton de la porte quand SAS le rappela.

— Amiral, vous oubliez quelque chose d’important…

L’officier se retourna d’un bloc, impatient de partir.

— Quoi donc ?

Ada se caressait doucement la joue gauche du bout de ses ongles. Ses yeux dorés étaient presque fermés. Elle parla presque à voix basse.

— Le tunnel c’est très bien de l’avoir découvert. Cependant il fallait quelque  chose de plus aux Russes pour passer leurs sous-marins.

— Quelque chose de plus ?

— Oui ! Quelque chose d’indispensable même ! Vous savez qu’il y a un poste de contrôle turc permanent à l’entrée du Bosphore… Alors, même dans son tunnel, votre sous-marin là, il fait du bruit. Il aura bien fallu que quelqu’un ferme les yeux – ou plutôt les oreilles – chaque fois qu’il en passait un.

— Ah ! Vous avez raison ! Ils n’auraient pas pu passer sans la complicité d’un homme sur place. Il y aurait donc parmi les officiers et le personnel triés sur le volet du poste de surveillance un agent russe ?

— Un… ou plusieurs. Et ce ne serait pas la première fois. On en a bien découvert à l’OTAN. Aussi nous aurions intérêt à ne pas nous précipiter. Le tunnel ne se sauvera pas et on peut le détruire plus tard. Par contre il serait dangereux de laisser derrière nous un espion bien placé.

Cooper était ennuyé :

— Il doit bien y a avoir une cinquantaine d’employés à investiguer, fit-il. Ça va prendre des semaines. Et si les services de Sécurité turcs y ont pensé avant nous ? Notre homme est certainement bien camouflé…

Dans leur coin, les J&Bs jaugeaient l’ampleur de la tâche, effectuée à-la-régulière. Si on les avait laissés faire eux, ils la trouveraient rapidement la brebis galeuse, et même quelques-unes en plus.

SAS rompit le silence.

— J’ai une idée qui pourrait nous faire gagner beaucoup de temps. Mais il faudrait que vous laissiez les Turcs en dehors du coup.

— Elaborez, demanda Cooper, méfiant.

— Allez voir le colonel de la Sécurité turque.

— Le colonel Karakoç ?

— Oui. Extorquez-lui la liste complète des personnes ayant pu avoir entre les mains la liste d’écoute. Ainsi que les horaires de présence. Et surtout la liste des absences pour permission, ou autre raison. Sur les trente derniers jours.

Cooper maugréa :

— Vous me faites faire un fichu travail. Je ne suis pas un espion moi. Pourquoi ne le contactez-vous pas vous-même ?

— J’éveillerais des soupçons. Alors que venant de vous…

— J’admets… avoua Cooper à regret. Je vais envoyer un de mes aides de camp. Je vous téléphonerai.

La porte claqua derrière Cooper. Ada demanda à Jones et Brabeck d’aller déjeuner sans elle, qu’il se retrouveraient plus tard. Puis ajouta qu’il fallait que l’un deux garde un œil sur Yavuz, afin de lui éviter de mauvaises rencontres… ou tentations.

Une fois seule, elle prit son téléphone et appela la chambre de Sifiye.

— Tu devrais descendre participer à mon repos, murmura-t-elle. J’ai mal partout, il faudrait qu’on me masse.

— Je viens, mais ce n’est pas pour te masser, répliqua du tac au tac Sifiye. Et si tu es trop fatiguée je remonterais.

Revigorée par l’éventualité d’une chevauchée fantastique elle fila à la salle de bain, pris une douche, enfila ses dessous rouges et demanda au service de l’hôtel de monter quelques meze froids.

Le dernier coup de 17 heures sonnait lorsqu’on frappa à la porte. Méfiante, elle demanda de son lit :

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’amiral Cooper, fit la voix bougonne de Cooper.

Heureusement, Sifiye venait de regagner sa chambre et Ada s’était déjà apprêtée. Cooper entra, à nouveau sans attendre de réponse. Il jeta un porte-documents sur le lit.

— Voilà tout ce que vous m’avez demandé. A vous de jouer, maintenant !

— Merci, Amiral.

SAS attrapa la serviette et commença à lire les listes tapées à la machine.

— Celle-là, indiqua Cooper, c’est la liste des gens qui ont la charge du système de surveillance. Uniquement des officiers. Ils se relaient toutes les six heures, nuit et jour. Avec les remplaçants, cela en fait près de 150 ! J’espère que vous avez une bonne idée, autrement nous en avons jusqu’à l’année prochaine.

Cooper s’assit dans un des fauteuils et alluma un cigare. Ada s’approcha de la fenêtre et regarda un gros cargo noir glisser sur le Bosphore. Puis ses yeux retombèrent sur la feuille qu’elle tenait à la main. Sur celle-ci, il n’y avait qu’une douzaine de noms, avec une annotation en face de chacun d’eux : la liste des absences des trente jours passés. SAS la lut avec attention. Chacun des douze noms était maintenant ancré dans sa mémoire. Elle reposa la feuille et vint s’asseoir en face de Cooper.

— A quelle date a disparu le Memphis ?

— Le 24 juillet à trois heures de l’après-midi, répondit sans hésitation l’amiral.

— Sous ce jour-là, il n’y a aucune absence au poste de surveillance, un remplacement seulement. Par contre, la veille, le 23 juillet, le lieutenant Beyazit qui aurait dû prendre son service de minuit à six heures du matin, s’est fait remplacer au dernier moment. Un problème avec sa mère, une crise cardiaque.

Cooper ouvrit des yeux ronds :

— Et ?

— Le Memphis a été attaqué par un sous-marin inconnu – présumé soviétique – qui se trouvait immobilisé au fond de la mer de Marmara. Maintenant nous savons comment il était arrivé là. Seulement il y a une chose qui reste bizarre : les submersibles qui empruntaient le tunnel ne devaient pas s’éterniser dans le Bosphore ou dans la trop petite mer de Marmara, où ils pouvaient être facilement repérés par n’importe quelle unité de la marine turque.

— Celui-là a pu avoir une avarie, coupa Cooper.

— Peu probable. Souvenez-vous qu’après avoir torpillé le Memphis, le sous-marin inconnu a filé comme une flèche. Si vous le voulez bien, abandonnons pour le moment l’hypothèse de l’avarie… Maintenant imaginez que notre sous-marin ne venait pas du tunnel, mais y allait. Pour rentrer chez lui après un petit tour en Méditerranée par exemple. Puis imaginez qu’au moment de rentrer on lui ait intimé l’ordre d’attendre, parce qu’au dernier moment sa sécurité n’était plus assurée.

— Tout ça ne sont qu’hypothèses, pour l’instant.

— Attendez, écoutez ça : le 25 juillet de 18h à minuit, le lieutenant Beyazit a remplacé un de ses camarades, le lieutenant Aslan qui avait pris sa place durant la nuit où il veillait sa mère malade. Donc, il était normal – si mon hypothèse est exacte – que le sous-marin attende vingt-quatre heures au fond de la mer de Marmara que le lieutenant Beyazit revienne, puisqu’il était certain de pouvoir passer sans encombre s’il était en poste. Et rappelez-vous : quand il a été découvert le sub a mis le cap sur le Bosphore, ce qui a stupéfié tout le monde puisque, en principe, c’est un cul-de-sac.

Cooper secoua la tête :

— En admettant que vous ayez raison, il ne reste plus qu’à aller demander poliment au lieutenant Beyazit : Êtes-vous un espion russe ? Nous n’avons pas le plus petit commencement de preuve contre lui. Et toutes vos hypothèses ne tiendront pas s’il ne lâche rien. Sans compter les ennuis que cela nous apporterait avec les Turcs qui s’en trouveraient très contrariés par cette possibilité. Il paraît que la Sécurité d’Ankara a examiné le passé de tous les officiers qui travaillent à la station d’écoute au microscope.

— Pourtant, on n’a pas le choix. J’ai une idée qui peut nous aider, et si elle ne marche pas nous n’aurons rien perdu.

Sceptique, l’amiral haussa les épaules :

— Au point où nous en sommes… Je vous écoute…

[à suivre…]

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