Lentement nous avons grimpé l’échelle. La première à sortir la tête, je fus éblouie par le faisceau d’un projecteur braqué sur la sortie de l’échelle. Je me dirigea lentement vers le bastingage, côté rivage, Jones était sur mes talons.
— Descendez du bateau par l’échelle, cria le haut-parleur.
Nous avons été accueillies par Brabeck, mitraillette au poing… et hilare de nous voir les bras en l’air, prêtes à mourir.
— On est arrivé au bon moment, hein ? fit-il. Ca n’a pas été facile de remuer les Turcs. Heureusement qu’il y avait notre colonel.
Nous les avons remercié chaleureusement. Puis le colonel Karakoç mit une voiture à notre disposition et nous sommes rentrés à l’hôtel, les J&Bs et moi. Dans la voiture, Brabeck, tout joyeux, lança :
— Quand j’ai entendu le fusil-mitrailleur, j’ai compris que c’était sérieux.
— Ouais, c’est vrai que tu comprends vite toi ! railla Jones.
Quelque chose me gênait à la poitrine. Je tâta ma poche intérieur et sortit mon portefeuille qui semblait déformé. Une balle était enfoncée dans le cuir et l’épaisse liasse de billets et papiers. Cette balle dont le choc m’avait jetée à terre et qui aurait dû me tuer.

17.
Hôtel Hilton, Istanbul, Turquie
3h du matin le vendredi 30 juillet 1965
Dans la chambre 207, Jones et Brabeck étaient étendus tout habillé, côte à côte, sur le même lit. L’amiral Cooper, en civil, faisait les cent pas en fumant un cigare nauséabond, l’air furieux.
Ada, était assise sur le bord du second lit. Tout comme Jones, son visage était maculé de crasse et de rouille. D’une voix peu fière, elle avoua :
— J’ai fait une gaffe. Nous aurions dû venir avec des hommes-grenouilles, puisque nous nous pensions que ça se passait sous l’eau. Maintenant ils se doutent que nous savons quelque chose.
— Qui ils ? coupa Cooper.
— Ceux qui ont transformé un innocent pétrolier en base d’opération pour hommes-grenouilles. Et avec un matériel ultramoderne ! Pas pour chercher de vagues pièces au fond du Bosphore ! Ceux qui ont déjà tué plusieurs fois pour éviter qu’on découvre ce qu’ils cachent. Et je suis persuadée que le chiffonnier, Bektaş, a été assassiné pour la même raison, lui aussi.
— Voulez-vous dire…, commença Cooper.
— Qu’il ne faudrait pas perdre une minute pour envoyer vos hommes explorer le dessous de l’Arkhangelsk et les alentours avant que les autres aient le temps de faire disparaître tout ce qu’il y a de compromettant.
— Que devrions-nous trouver ?
— Je n’en sais rien… Vous connaissez la situation aussi bien que moi. Un sas a été aménagé au fond de l’Arkhangelsk par lequel peuvent passer des hommes-grenouilles. Il faut savoir pourquoi, où ils vont et ce qu’ils font. C’est forcément lié à ce qui est arrivé au Memphis.
— A voir ! fit Cooper. En tous cas, il vaudrait mieux qu’on trouve quelque chose. On n’est pas en guerre avec les Russes à ce que je sache. Et ça pourrait barder pour nous.
Ada souligna :
— Vous ne vous êtes jamais demandé d’où venaient les tonnes de terre que la drague louée par Bektaş & Cie a drainée pendant des semaines ? Surtout que l’Arkhangelsk repose sur un fond rocheux… Je sens que vous allez tomber sur quelque chose de… ahurissant…
— Vous croyez ?
— Oui ! Et je crois savoir aussi comment ils ont failli nous avoir ce soir. Le bouton qui ouvre le compartiment secret de l’Arkhangelsk doit actionner en même temps un émetteur-radio à ondes courtes qui donne l’alarme quelque part. Si notre ami Brabeck n’avait pas agi si vite, vous n’auriez plus jamais entendu parler de nous.
Épuisée, Ada se tut. Brabeck et Jones s’étaient endormis et ronflaient. Cooper tendit la main :
— À bientôt SAS. Je vous tiens au courant.
À peine avait-il refermé la porte qu’Ada sombrait, elle aussi, dans le sommeil.
***
Istanbul, Turquie
Matin du vendredi 30 juillet 1965
Durukan Yavuz avait dormi, mal. Et puis on l’avait réveillé trop tôt. L’entrevue avec Dmitriev avait été courte et dépourvue d’aménité. Il avait eu à choisir entre une besogne très, très délicate et un chargeur dans le ventre, là, tout de suite. Monsieur Dmitriev voulait se débarrasser de cette maudite rousse à tout prix, et aujourd’hui. Lui, Yavuz, avait été chargé du travail. Choisissant la vie, il s’était habillé, et avait mis le cap sur le Hilton.
***
Ada fut réveillée par la luminosité du jour. Les J&Bs dormaient, dos à dos, sur le lit d’à côté. Encore assoupie, elle entendit quelques coups frapper à la porte. Elle ne répondit pas, pensant dans son demi-sommeil que cela devait être pour la porte d’en-face.
On frappa encore, quatre petits coups insistants.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Ada.
— C’est Yavuz.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Elle s’approcha de la porte dans son pyjama de soie vert. De l’autre côté de la porte, la voix était tendue, inquiète. Ada fut traversée d’un affreux pressentiment. Yavuz mentit :
— C’est Monsieur Sifiye. Il a besoin de vous.
— Non !
Et les J&Bs qui ronflaient juste là ! Sans se préoccuper le moins de monde de la sécurité de son magicien ! On avait dû l’enlever, ou pire. Ada bondit de son lit, ouvrit la porte… et se trouva nez à nez avec la pétoire de Yavuz braquée sur son estomac.
Elle voyait distinctement le bout fileté et rond de la culasse, le cran de mire en demi-lune et, sur la droite, le cran de sûreté. L’index du Turc était crispé sur la détente. Les neurones d’Ada se connectaient à toute vitesse. Cette fois si sa mémoire la trahissait, c’était terminé. Le trou noir du canon la visait. La détente était à mi-course. Dans une fraction de seconde la balle de 9 mm allait ouvrir SAS par les entrailles.
Yavuz ne vit même pas le geste. La main gauche d’Ada s’était posée sur le pistolet. Son pouce repoussa en arrière le cran de sûreté. Le Turc tira sur la détente, essaya encore. Trop tard, elle était bloquée. SAS n’avait pas oublié comment fonctionnait un vieux Atra 9 mm.
Un instant, les yeux d’or d’Ada rencontrèrent le regard affolé de Yavuz.
Un ange passa, haussant les épaules, les deux mains ouvertes.
Elle attrapa le canon et le tira à elle en twistant le poignet du Turc qui poussa un cri de douleur et lâcha l’arme. Le couloir étroit empêchait toute lutte. Et si Yavuz voulait utiliser sa force pour étrangler proprement SAS, il lui fallait de la place. D’une poussée violente il la catapulta dans la chambre et, tout en fonçant en avant, plongea la main dans sa poche pour prendre son lacet. Il vit Ada atterrir sur les J&Bs, et les trois tomber en une mêlée confuse dans le petit couloir formé par les deux lits jumeaux. Pislik ! Un lacet n’était plus suffisant.
Yavuz resta pétrifié par sa malchance… Et puis, un peu dégoûté aussi, jamais il n’aurait pensé que la grande rousse aurait partagé la nuit avec ses deux-là. Il tourna les talons.
Mais les J&Bs avaient déjà bondit. Ils s’étaient vite réveillés.
— Stop ! cria Brabeck.
Jones, les yeux encore ensablés, ne dit rien, elle avait la bouche pâteuse. Mais la balle de son 357 magnum s’enfonça à deux centimètres du bouton de la porte que Yavuz lâcha direct.
— Ne le tuez pas ! s’interposa SAS.
Le Turc se tourna et reçut la crosse de Brabeck en plein sur la tempe. Pislik, pourquoi toujours du même côté ! Sa tempe se remit à saigner. Et pour s’assurer un Yavuz calmé, l’agent lui balança encore un coup sous le menton. Le Turc eut l’impression de recevoir une caisse en plein face et qu’on lui avait arraché toutes les dents de devant. Il esquissa un geste, puis glissa le long de la porte. La dernière chose qu’il vit fut la chaussure délacée de Brabeck.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était étendu sur un des lits, amarré par des menottes, les mains et les pieds aux montants des quatre angles. Jones le giflait méthodiquement en prenant bien soin que sa chevalière accroche chaque fois le menton tuméfié du Turc. Yavuz essaya de bouger la tête et poussa un grognement. Brabeck eut un bon sourire et proposa, jovial :
— Qu’est-ce qu’on fait, patronne, on le balance tout de suite par la fenêtre ou on le travaille un peu d’abord ? puis s’adressant à Yavuz, il va t’arriver un accident, comme à Watson. Tu te souviens de Watson, celui que tu as accidenté ?
Le Turc essaya de dire qu’il n’était pour rien dans l’accident mais cela lui faisait vraiment trop mal de bouger la mâchoire, et c’est avec fatalisme qu’il attendait le futur plongeon.
SAS en décida autrement. Elle avait passé une robe de chambre et vint s’asseoir près de Yavuz et le regarda avec insistance.
— Vous savez que j’aurais le droit de vous tuer. Ou de vous livrer à la police, ou même à notre ami le colonel.
Aucune ne le laissait envisager des perspectives réjouissantes. Les cris qui sortaient régulièrement des caves de la police secrète turque avaient fait baisser le prix des loyers sur un rayon de trois km.
— Qui vous a demandé de me tuer ? demanda Ada aimablement.
— …
— Je vais vous laisser une chance, continua-t-elle. À une seule condition : qu’à partir de maintenant vous soyez entièrement dévoué à notre cause. C’est-à-dire que vous trahissiez votre employeur russe. Sans qu’il s’en doute bien entendu… Ce qui vaudrait mieux pour vous de toute façon…
— Moi je trouve qu’une balle dans sa mignonne petite gueule ça serait beaucoup plus sûr, coupa Jones. Et je suis volontaire.
— Deux minutes Jones, laissez-le réfléchir, dit SAS.
C’était tout réfléchi. Yavuz opina de la tête autant qu’il le pouvait.
— Alors, qui vous a demandé de me tuer ? Quel est votre rôle dans toute cette histoire ? Expliquez ! Tout ! Sans rien oublier… Je vous écoute. Jones, apportez-lui de l’eau.
Yavuz parla près d’une heure. SAS enregistrait tel un magnétophone. Quand le Turc eut terminé elle ordonna :
— Brabeck, détachez-le maintenant.
À Yavuz, elle conseilla :
— Vous allez dire à votre employeur que vous n’avez pas pu accomplir votre tâche parce que je n’étais pas seule. Il faut qu’il ne se doute de rien. Et puisque vous continuez à être mon chauffeur il vous sera facile de me tenir au courant.
Pendant que Yavuz massait ses poignets et ses chevilles elle se tourna vers Jones :
— Rendez-lui son arme Jones. Et ne boudez pas, il peut être beaucoup plus utile comme ça. Bien entendu vous garderez un œil sur lui.
— Ça…
Le Turc rempocha sa pétoire, toujours le cran de sûreté mis. Un peu tendu, il salua d’un signe de tête et sortit.
A peine dix minutes plus tard. on frappa à nouveau à la porte. Avec un ensemble parfait les J&Bs firent jaillir leur artillerie. La porte s’ouvrit sans attendre et l’amiral Cooper sursauta devant les armes braquées. Il foudroya les agents du regard.
— Vous êtes devenus fous ?
Penauds, les J&Bs rengainèrent. Cooper n’avait pas la réputation d’avoir bon caractère. SAS s’excusa, Cooper s’assit et révéla :
— Nous avons fait une découverte intéressante.
— À propos du Memphis ? demanda Ada.
Cooper inclina la tête.
— Je sais maintenant par qui le Memphis a été coulé et pourquoi.
— Alors ?
Ada était sur le grill.
— Voilà : mes hommes ont trouvé un trou.
— Un trou ?
— Un tunnel, si vous préférez…
L’amiral s’arrêta un instant pour laisser le temps à ses interlocuteurs de digérer cette information. Les trois étaient en train d’essayer de visualiser ce que Cooper venait de dire, les yeux de plus en plus grand ouverts.
— Un tunnel ? s’exclamèrent-ils ensemble.
— Les Russes ont creusé le Bosphore, sous le filet anti-sous-marin. Un travail gigantesque. Le tunnel fait plus de 1’200 mètres de long. Au départ et à l’arrivée il se présente comme une tranchée profonde d’une vingtaine de mètres. Le tunnel doit avoir dix-huit mètres de haut et faire presque dix mètres de largeur… C’est suffisant pour… Voilà d’où venait la terre. Au moins 200’000 mètres cubes.
[à suivre…]
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