Elle promenait sa lampe électrique le long des cloisons quand elle tomba en arrêt devant un tube courant le long de la coursive. Alors que tout était noir de suie, le tube, lui, était brillant et neuf. Elle attira mon attention :
— Regardez !
Je m’approchai pour observer comment il avait été fixé ainsi que son parcours le long du passage. Visiblement il avait été posé après l’incendie. A un moment, le tuyau tournait à angle droit et plongeait dans l’obscurité vers le fond du navire. Nous l’avons suivi.
Le tube nous mena devant une porte que nous avons prise pour l’entrée d’un réservoir. Elle était aussi sale que le reste, et fermée. Nous avons alors exploré soigneusement la surface sans découvrir la moindre poignée ni une quelconque serrure. Jones y donna plusieurs coups de pied sans même l’ébranler. Cette porte, qui n’allait pas jusqu’au sol, ressemblait à l’ouverture d’un compartiment étanche.
— Suivons le câble dans l’autre sens, proposais-je, on va bien voir.
Il nous mena jusqu’à la salle située en dessous de la dunette. Là, le tube disparaissait dans un creux de la paroi. J’y passai la main et sentit plusieurs touches sous mes doigts, comme des sélectionneurs d’autoradio. J’en poussai une qui résista. La seconde s’enfonça, en faisant surgir une autre. Rien ne se produisit.
Une petite intuition me dit de laisser le bouton enfoncé.
— Redescendons, dit-je à Jones. On ne sait jamais.
Après s’être perdus trois fois, nous sommes arrivées à nouveau devant la porte mystérieuse. Et cette fois elle était ouverte, bingo ! Je l’examinai de près. Toute la bordure était doublée d’un épais caoutchouc, tout neuf. Et sur la face intérieure la peinture grise luisait de propreté. Je passai un pied, Jones dirigea la lumière de sa torche sur un commutateur que je tournai. La pièce s’éclaira. Nous avons découvert une cabine peinte en gris, très propre. Dans un coin, il y avait une batterie de gros accumulateurs posés à même le plancher, à côté un groupe électrogène. Au fond de la pièce, une autre porte était ouverte. Nous avons avancé en direction de cette nouvelle ouverture lorsque Jones me prévint :
— Attention à la porte, nous devrions la bloquer.
— Pas de danger, dis-je. Elle est commandée par le bouton que j’ai poussé quand nous étions en haut.
Nous avons continué notre exploration.
— C’est quoi tout ça, murmurais-je.
Dans un coin, plusieurs combinaisons d’hommes-grenouilles s’entassaient avec tout un assortiment de bouteilles. Des caisses fermées gisaient non loin, ainsi que quelque chose qui ressemblait à une torpille terminée par une hélice et une sorte de guidon de bicyclette. Il y avait de petites ailes de chaque côté de l’ogive.
J’avais déjà vu cela quelque part… Voilà ! C’était un propulseur sous-marin pour hommes-grenouilles. Cela permettait, soit de se déplacer très vite, soit de transporter de lourdes charges. En tout cas, certainement pas le genre d’engin utile à un simple dragage de fond.
De son côté, Jones examinait soigneusement le matériel. Elle revint vers moi tenant une palme en caoutchouc à la main.
— Aucune marque nulle part, annonça-t-il. Même pas de numéros de série.
— Il fallait s’en douter… Mais Jones, vous ne trouvez pas qu’il manque quelque chose…
— Quoi ?
— Une sortie ! Tout ce matériel est fait pour servir sous l’eau, pas dessus. Il doit donc y avoir quelque part un moyen de passer directement dans l’eau. Une trappe, un sas, comme dans un sous-marin.
Nous avons commencé à déplacer les caisses et le matériel et avons découvert dans le plancher une ouverture carrée, fermée par d’énormes vis à poignées. Jones dévissa les quatre vis dans les quatre coins.
Le panneau pivota par dessous, découvrant une échelle qui reposait encore plus bas, sur le plancher d’une nouvelle pièce sans lumière. La lampe suspendue à son cou, Jones descendit la première et nous nous sommes retrouvées dans une sorte de boîte en acier de quatre mètres carrés dans laquelle nous pouvions à peine tenir debout. Il y avait une autre trappe, identique à celle du plafond, dans le sol.
La lampe-torche de Jones éclaira deux autres ouvertures carrées, comme des bouches d’aération, au ras du sol métallique, de part et d’autre de la trappe.
— Voilà notre sas ! dis-je. C’est par là qu’ils font entrer l’eau et l’évacuent. Il doit y avoir des pompes quelque part. Une fois cette pièce remplie d’eau, les hommes-grenouilles n’ont plus qu’à ouvrir la trappe de dessous et à se laisser glisser au fond avec leur matériel. Pour un vieux pétrolier, c’est une sacrée installation.
— Mais, à quoi ça pourrait bien servir, tout ça ?
— J’ai l’impression que ce pétrolier russe est une base flottante pour hommes-grenouilles. Offrant un excellent relai pour un sous-marin qui n’aurait qu’à venir se poser au fond du Bosphore, près de ce cargo. Ou peut-être plus ? Ça me paraît presque trop simple finalement.
— Plus ? Quel genre ?
— Je ne sais pas exactement, mais je le sens. Rentrons, nous avons trouvé ce qu’il fallait trouver, c’est à Cooper de jouer maintenant. Il devra explorer tout le coin en douce. Pour l’instant, légalement, on ne peut rien faire d’un sas aménagé dans un vieux cargo. Allez, remontons.
Il nous fallut près de dix minutes pour remonter jusqu’à la dunette. Je repassai rapidement appuyer sur la touche qui refermait la porte du sas. Inutile de laisser une trace de notre visite.
— Tout est OK, annonça Jones dans sa radio.
Brabeck accusa réception. L’une derrière l’autre, nous nous sommes engagées sur le pont. La nuit était toujours très sombre.
— J’espère que notre barque est toujours là ! s’inquiéta Jones.
Je n’eus pas le temps de répondre. L’enfer se déchaîna. Une rafale d’arme automatique nous fit nous projeter à plat ventre. Une balle arracha la radio de la main de Jones, criblant son visage d’éclats de bakélite. Plusieurs balles ricochèrent sur la tôle de la dunette. Il y avait au moins deux armes qui tiraient. Je ressentis un choc violent à la poitrine et fut projetée en arrière contre une cloison et glissa sur le sol, évanouie.
C’est Jones qui me fit reprendre connaissance en me giflant. Elle m’avait tiré par le col, rampant derrière la rambarde qui agissait en protection de balles et rafales, jusqu’à ce que nous nous étions retrouvées à l’abri. J’inspectais mon corps, aucune trace de sang.
Une rafale balaya à nouveau le pont.
— Vous êtes blessée ? demanda Jones.
— J’ai senti quelque chose à la poitrine. J’ai mal oui, je n’ai pas l’impression de saigner pourtant. Pas de traces de sang en tous cas !
Accroupies derrière une manche à air nous scrutions l’obscurité à la recherche d’une échappatoire.
— Pourvu que Milton ait entendu tout ce pétard, dit Jones. Essayons de ce côté-ci.
À quatre pattes, elle s’engagea sur le pont. Il y avait un espace découvert d’une dizaine de mètres à parcourir avant d’être à nouveau protégé par un rebord métallique. Une balle rata sa tête de dix centimètres. Deux autres miaulèrent près de sa main posée sur le pont. Cette fois, ils tiraient avec un fusil. Jones revint précipitamment à l’abri. Au même instant, il y eut un sifflement très doux et un objet métallique heurta le pont. Une violente explosion secoua l’Arkhangelsk. Des morceaux de ferraille volèrent dans tous les coins. Aplaties, nous sentions des tas de débris tomber sur et autour de nous.
— Nom de Dieu, mais c’est la guerre, ne put s’empêcher de gueuler Jones.
— Une grenade. Lancée par un fusil probablement, fis-je. Ils veulent notre peau !
— Comment font-ils pour nous repérer ?
— Lunettes infrarouges !
J’attrapai une petite planche et la promenai au-dessus de la rambarde. Une grêle de balles s’abattit sur le bout de bois qui fut arraché de mes mains. Deux grenades explosèrent encore à l’avant, trop loin pour nous atteindre.
— Ça craint, murmura Jones.
Soudain, nous avons entendu un bruit qui nous glaça toutes les deux : un moteur pétaradait près du pétrolier.
— Ils viennent nous chercher, s’alarma Jones. Mais, bon sang, qu’est-ce qu’il fout Milton ?
Il y eut un bruit métallique loin derrière. Jones leva la tête. Une balle répondit immédiatement et s’enfonça dans le bastingage de bois derrière elle. De l’autre côté, à cent mètres, un grand cargo défilait tous feux allumés.
— Écoutez, souffla Jones.
Quelque chose avait bougé près du panneau de la cale avant. Jones avança la tête. Elle ne voyait personne mais sentait une présence. Elle leva doucement son arme et appuya deux fois sur la détente, visant la plage avant du pétrolier. Il y eut un cri. Puis une mitraillette aboya et une nouvelle grêle de balles passa au-dessus des deux femmes.
Elles étaient prises en sandwich. Impossible de traverser le pont pour sauter à l’eau et ceux qui étaient à l’avant allaient les prendre à revers. Rageusement, Jones mit un nouveau chargeur dans son colt, écarquillant les yeux, cherchant à percer l’obscurité.
Ceux qui se trouvaient à terre ne tiraient plus mais devaient les garder au bout de leur viseur.
— Retournons à l’intérieur, proposais-je. On gagnera un peu de temps. Et au moins, on n’aura plus affaire qu’à ceux du pont.
En rampant sur les coudes et les genoux, s’attendant à recevoir une balle dans le dos à chaque instant, nous sommes parvenues à l’ouverture de la dunette. Nous nous sommes laissées glisser le long de l’échelle rouillée, puis, à tâtons, avons gagner une seconde pièce et nous sommes aplaties contre le mur.
Il ne se passa rien pendant quelques secondes puis plusieurs rafales de coups de feu claquèrent. Une première grenade éclata tout de suite après, balancée du pont. Il y en eut une deuxième qui explosa avec un bruit sourd. Aussitôt une odeur âcre s’infiltra dans la coursive.
— Une grenade lacrymogène !
Nous allions être complètement aveuglées pas nos larmes incontrôlables.
— Descendons encore.
Au moment où je décollais de la cloison, une courte rafale partit de l’autre bout de la coursive. Un de nos ennemis était descendu par l’avant et nous guettait du bas.
— Je vais aller sur ce gars, déclara Jones. Même s’il m’allume, je l’aurai avant. Vous aurez le temps de descendre. Allez vous planquer dans la salle des machines. Il leur faudra un bout de temps pour vous trouver.
— Pas question, fis-je. On s’en tire ensemble ou pas.
Je me maudissais de m’être laissé enfermer dans ce piège. Il fallait que l’enjeu soit fichtrement important pour que les autres prennent des risques pareils. Un fusil-mitrailleur, ce n’est pas très discret.
Soudain, une voix cria en turc, du haut :
— Sortez, les mains en l’air. Nous vous remettrons à la police. Sinon vous serez abattus.
Puis, presque aussitôt, un fusil-mitrailleur ouvrit le feu depuis la trappe. Il se vida de deux chargeurs, coup sur coup, puis se tut. Et j’entendis un frottement dans la cabine voisine : un autre type avait descendu l’échelle sous la protection du feu. Et il allait nous cueillir à la grenade !
— Tant pis, j’y vais, dit Jones.
Je la retins par le bras :
— Attendez !
De très loin, je venais d’entendre un son amené par le vent. Je tendis l’oreille. Le son se fit entendre plus fort. Une sirène de police ! Puis une autre, et une autre ! Le hurlement devint strident, ininterrompu. Une colonne entière de voitures montait la colline, sur la rive asiatique.
Nous avons entendu encore une voix qui cria en turc. Il y eut une galopade précipitée. Quelqu’un escalada l’échelle pour atteindre le pont. Jones se précipita, je la reteins encore.
— Pas nécessaire de risquer un mauvais coup maintenant.
Nous avons attendu encore cinq bonnes minutes collées à notre cloison. Puis la voix métallique d’un haut-parleur éclata depuis le pont :
— Sortez les mains sur la tête, un par un.
[à suivre…]
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