Un peu déçue, je pris congé. Cela aurait été presque trop facile !
Il ne restait plus que cette possibilité : visiter moi-même ce fichu pétrolier –sans aucune valeur– auquel pourtant tout le monde s’intéressait.
En sortant de l’ascenseur, j’aperçus dans le hall de l’immeuble un visage qui me disait quelque chose. L’homme attendait le second ascenseur, une serviette à la main.
Je chassai le visage de mon esprit, j’avais d’autres chats à fouetter. A commencer par l’organisation de l’expédition sur l’Arkhangelsk.
Je repris un taxi jusqu’au Hilton. Yavuz, toujours affairé à polir la Buick, me jeta un regard noir, me reprochant sans doute mon manque de confiance… et son manque à gagner.
J’allais rejoindre les J&Bs, qui étaient dans la chambre voisine de Sifiye. Ils jouaient aux cartes, en bras de chemise et holster. Un colt 45 était démonté sur le lit. Je m’assis à côté.
— J’ai besoin de vous.
Jones et Brabeck se redressèrent, consciencieux comme le glaive de la justice.
— Nous allons explorer l’Arkhangelsk cette nuit. Je veux en avoir le cœur net. Il nous faut un grappin avec une longue corde, une échelle de corde, et des lampes électriques, plus, bien entendu, votre aide. Il faudra aussi trouver une voiture banalisée – pas une voiture du consulat ou de la Navy, bien trop rutilantes – car nous n’utiliserons pas les services de Yavuz, il ne doit rien savoir. Et tout ça super discrètement, je ne veux pas alerter les Turcs… ni les Russes.
Puis je retournais dans ma chambre et rédigea un long télégramme pour Washington, expliquant où j’en étais de mes investigations. Après, je m’étendit sur le lit pour une sieste, la nuit allait être sportive.
La sonnerie du téléphone me réveilla une heure trente plus tard. C’était Mark. Il s’ennuyait.
— Vous ne m’appelez jamais, se plaignit-il. Est-ce que ce… magicien est toujours avec vous ?
Je lui assurai que le magicien se portait bien et commençai à badiner, pour la plus grande joie du sportif.
— Et si je venais vous rejoindre là, maintenant ? proposais-je.
— Oh, Ada, soupira-t-il. Je ne suis même pas habillé.
— Eh bien, justement…
Mark roucoulait et je plissais mes yeux de contentement en pensant à ses larges épaules. J’allais presque me mettre à ronronner… Mais je ris et désexualisai la situation en lui lançant :
— Accompagnez-moi pour le dîner…
— A la seule condition que nous ne retournions pas au Mogambo !
***
Mark et Ada se retrouvèrent devant la réception et allaient passer la grande porte lorsque tout à coup, une révélation vint frapper SAS comme un coup de poing ! Le type de l’ascenseur au bureau de Sarkagöz : c’était le pope qui avait couvert la fuite du grand blond, l’assassin de Gürbüz.
— Le pope ! murmura-t-elle, abasourdie.
— Quoi ? fît Mark.
— Excusez-moi, je dois vous abandonner, bredouilla-t-elle.
Elle remonta rapidement à sa chambre et demanda aussitôt le numéro du bureau de Sarkagöz. Pas de réponse. Elle saisit l’annuaire. Il était déjà peut-être trop tard. Par chance, Bulut Sarkagöz était listé. Et il n’y en avait qu’un. SAS prit note mentalement de l’adresse et appela la chambre des J&Bs. Pas de réponse. Elle se changea rapidement dans sa combinaison-pantalon de cuir, réunit ses cheveux sous un bonnet de laine noire et redescendit au rez-de-chaussée. Elle essaya le restaurant de l’hôtel : ils étaient là arrosant leur hamburger de poudre bactéricide.
— On y va, dit Ada. Et vite !
Pivotant d’un seul geste sur leurs tabourets, furent surpris par la tenue efficace d’Ada, ils lui emboîtèrent le pas.
— Attendez, nous allons chercher le matériel.
— Non pas maintenant, nous allons ailleurs…
Ils ne demandèrent pas où.
Ils retrouvèrent Yavuz, qui lui aussi fut surpris par les vêtements que portaient Ada. Elle lui donna l’adresse et ils prirent place dans la voiture.
— Vite, fit Ada.
Il fallut passer le Bosphore et, dans les hauts d’Istanbul côté Asie, se trouvait la petite villa de Sarkagöz, dans une grande avenue qui rejoignait la route d’Ankara. Sans la lampe de Jones, ils auraient mis trois heures à trouver le numéro.
La maison était, elle aussi, plongée dans l’obscurité. SAS ignorait si Sarkagöz était marié ou non. Elle n’avait pas vu d’alliance à son doigt, mais ça ne voulait rien dire.
— J’y vais seule, dit-elle. Vous deux, restez dans le jardin. Si quelqu’un essaie de filer, visez les jambes.
Elle poussa la barrière de bois. Le gravier de l’allée crissa sous ses semelles. Elle ne voyait déjà plus les J&Bs qui étaient sortis de la voiture sur ses talons, et s’étaient fondus dans l’obscurité des buissons du jardin.
La sonnette semblait ne pas fonctionner. Elle n’entendit aucun bruit provenant de l’intérieur. Elle frappa. Rien. Frappa de nouveau. Toujours rien. Elle tenta le bouton de la porte qui tourna en grinçant un peu. Une odeur de moisi un peu aigre lui sauta au visage. Sarkagöz devait être célibataire.
— Monsieur Sarkagöz ?
Son appel ne reçut aucune réponse. À tâtons, elle trouva un interrupteur électrique le long du mur et le tourna. L’entrée s’éclaira. Il n’y avait qu’un portemanteau.
Trois portes donnaient sur l’entrée. L’une était entrouverte. SAS la poussa et fit deux pas dans la pièce. Tout de suite, l’odeur la prit à la gorge, cette odeur qu’on ne peut jamais oublier une fois identifiée, à la fois fade et écœurante.
Le bouton était près de la porte, elle alluma. C’était un bureau. Au fond de la pièce, à la suite d’un grand tapis oriental, se trouvait un grand secrétaire en marqueterie, encombré de papiers.
M. Sarkagöz était assis dans un fauteuil au très haut dossier, la tête affalée sur le bureau, comme endormi. Il était torse nu et une grosse tache brune s’étalait autour de sa tête.
Il était aussi mort qu’on peut l’être.
SAS retourna à l’entrée et siffla doucement. Jones sortit de l’obscurité, le colt à la main. Ada lui fit signe de la suivre.
Les deux femmes contournèrent le bureau. Sarkagöz était ligoté dans son fauteuil comme sur une chaise électrique, les deux pieds attachés à ceux du fauteuil avec du câble, la taille ficelée par le même moyen. Un bras était attaché au fauteuil, l’autre était posé sur le bureau. SAS posa le dos de sa main sur l’épaule, pas tout à fait froide. Il était mort depuis moins d’une heure.
Jones essaya de soulever la tête par les cheveux. Elle était collée au bureau par le sang, elle résista d’un coup vint en arrière. Une énorme coupure la séparait presque du tronc. Bulut Sarkagöz avait été égorgé comme une bête une veille d’Aïd-el-Kébir. Le sang avait coulé longtemps et imprégné le tapis.
Mais, avant de mourir, Sarkagöz ne s’était pas amusé.
— Regardez, fit Jones, la voix blanche.
Sur le dessus des mains, sur les épaules, la poitrine, il y avait partout des taches rondes et noirâtres. Et, dans un cendrier, trois mégots de cigares avaient été écrasés.
— On a voulu lui tirer les vers du nez, soupira Jones.
SAS ferma les yeux du Turc.
— Allons-y, fit-elle sombrement. Ses yeux d’or n’étaient plus que deux traits. Elle, savait pourquoi on avait torturé Sarkagöz. Parce qu’il avait mis les pieds sur l’Arkhangelsk. Le bateau qu’ils allaient visiter tout à l’heure.
Ce que ce maudit navire cachait devait être décidément de la plus haute importance. Ceux-qui-savaient n’hésitaient pas à éliminer tous ceux-qui-y-touchaient.

16.
Eaux du Bosphore, côte asiatique, Turquie
Nuit du jeudi 29 juillet 1965
Le grappin rebondit sur les tôles avec un bruit épouvantable et retomba dans l’eau. Jones hala rapidement la corde, l’enroulant autour de son bras gauche, récupéra le croc et tournant son bras pour prendre de l’élan, le relança plus haut. Cette fois le crochet agrippa quelque chose de solide, une rambarde du bastingage probablement. Jones tira plusieurs fois sur la corde, ça tient ! Elle avait une échelle de nylon accrochée à la ceinture et s’apprêtait à grimper sur le bateau.
Elle prit son élan pour saisir la corde le plus haut possible. La barque, collée contre le flanc de l’Arkhangelsk côté eaux du Bosphore, faillit chavirer. On ne pouvait nous voir de la terre. Toutefois une patrouille de la police fluviale turque pouvait toujours passer par là.
— Vite, soufflai-je.
Jones se hissait à la force des poignets en gigotant comme un pendu. L’échelle de nylon se déroulait sous elle au fur et à mesure qu’elle montait.
Après la triste découverte de Sarkagöz nous étions, tous quatre, revenus à l’hôtel. Les J&Bs et moi avions fait semblant de nous retirer pour la nuit et libéré Yavuz de ses services. Je ne pouvais m’empêcher de le soupçonner, même après son aide avec Gürbüz. Il devait, sans aucun doute, reporter mes faits et gestes à quelqu’un… Les autorités turques ? Des entités russes ? Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Peut-être devrais-je quand même laisser les J&Bs le cuisiner ?
Dix minutes plus tard, nous nous étions retrouvés à la sortie de la porte de service et avions rejoint une Ford Taunus délavée que les Brabeck avait négociée à l’aide de quelques dollars au chef cuisinier de l’hôtel.
Nous avions retrouvé la petite barque de pêcheur au même endroit que lorsque j’étais venue avec Sifiye la nuit précédente. Brabeck était resté sur la rive, au cas où cela tournerait mal. Nous avions un walkie-talkie qui nous permettait de garder le contact.
Jones était arrivée en haut. Elle me fit signe de la main que tout était OK. En apercevant son visage devenu tout petit, la paroi noire semblait tout à coup vertigineusement haute. Je vérifiai encore une fois que la barque était solidement amarrée au pétrolier puis j’empoignais les barreaux en bois – évitant soigneusement les filins de nylon qui entaillent les mains – et commençai mon ascension. J’avais beaucoup de mal à attraper ces satanés barreaux qui collaient à la tôle rouillée de l’Arkhangelsk. Deux fois mon pied glissa et je ne pus empêcher ma tête de cogner contre la paroi du navire, accompagnée d’un clong qui résonnait bien trop longtemps à mon goût, enfin à mon oreille. Je ne maîtrisais pas très bien mes vertiges qui pouvaient se déclencher aux plus mauvais moments, aussi je préférais ne pas me retourner, regardant toujours vers le haut. Une sueur abondante me coulait des aisselles et tous mes muscles me faisaient mal.
Enfin la main de Jones se tendit et me tira sur le pont. Je repris ma respiration puis cherchais à m’orienter dans cette nuit sans lune. Nous étions donc à l’avant du pétrolier, le long d’un long panneau de cale arraché par les flammes. La dunette, par où l’on pouvait pénétrer à l’intérieur du navire était à l’arrière. Cinq minutes plus tard nous avancions à quatre pattes sur le pont, au milieu d’un enchevêtrement de débris de toutes sortes.
Jones essaya sa radio, Brabeck répondit tout de suite. Tout était OK.
La nuit était vraiment sombre, on n’y voyait goutte. Nous ne voulions allumer aucune lampe tant que nous étions sur le pont. Je serrais les dents pour ne pas douloureusement gémir chaque fois que mes genoux tombaient sur des rivets dépassant du pont.
La dunette enfin atteinte, nous nous sommes laissées glisser le long d’une échelle presque verticale. Le trou noir dans lequel nous descendions était une pièce entièrement vide aux parois métalliques. Jones alluma sa lampe. Une autre échelle descendait encore plus bas, dans les entrailles du navire.
Nous avons continué à descendre, pour parvenir finalement à la salle des machines. Les mécanismes étaient recouverts d’une couche de cendres, le feu avait détruit des pièces entières laissant des traînées noires de plastique fondu. Pendant près d’une demi-heure, chacune une lampe-torche à la main, nous nous sommes promenées dans les entrailles de l’Arkhangelsk, grimpant des échelles, suivant des coursives encombrées, jusqu’à parvenir aux cales. Nous avons alors traversé un des réservoirs de pétrole, défoncé par une explosion. Tous les éléments faits de tôle étaient recouverts d’une couche noire. Tout était désespérément normal pour un navire qui avait subi un incendie.
C’est Jones qui en fit la découverte.
[à suivre…]
Comment avez-vous trouvé cet article ou épisode ?
Sélectionnez le nombre d'étoiles
Moyenne 4.7 / 5. Votre vote 21
Pas encore de vote ! Soyez le/la premier/ère à laisser vos étoiles !
We are sorry that this post was not useful for you!
Let us improve this post!
Tell us how we can improve this post?