***
Au Mogambo, je nageais dans le bonheur. Sifiye tenait ma main droite, comme un tigre tient un os avant de le broyer pendant que ma jambe était enroulée autour de celle de Mark, assis à gauche, qui baissait pudiquement les yeux, mais s’était tordu sur sa chaise pour faciliter ma discrète manœuvre.
Le restaurant, à l’heure du déjeuner, était surtout fréquenté par des Turcs. Les tables de bois ornées de nappes en papier étaient très simples, en revanche les murs croulaient sous des chromos ultra-kitchs représentant le Bosphore sous tous les angles, de jour et de nuit. La nourriture était excellente. Le poisson du moins.
On m’avait servi, en guise de hors-d’œuvre, une crème blanchâtre dénommée tarama, qui sentait le caviar. Mon Egyptien en avala les trois portions.
Au dessert, les animations commencèrent. Jusque-là, l’orchestre dissimulé derrière une tenture avait joué en sourdine des airs qui étaient tous des variantes des Enfants du Pirée. Il se déchaîna dès lors qu’une danseuse orientale apparut. Elle occupait toute la scène et passait de table en table. Au moment où elle faisait onduler son corps souple et voluptueux devant nous, Mark posa une main sur l’avant-bras de Sifiye et lui déclara à mi-voix :
— Vous formez un très joli couple, vous et Ada.
Mon magicien, qui ne supportait pas que l’on se méprenne sur sa sexualité, me jeta un regard noir et murmura en arabe que si ce type essayait quoi que ce soit, il en serait fini de son joli petit nez d’Afrikaner.
Je riais de la situation. Ma main se baladait toujours sur la jambe du musclé sud-africain.
La danseuse s’éclipsa dans un dernier tour de voile et laissa la place à des danseurs d’Anatolie coiffés de bonnets de laine multicolores. Ils se croisaient avec une précision stupéfiante et dansaient au rythme d’une musique aigrelette. Pour le final, ils s’empoignèrent et se mirent à tourner comme des derviches.
***
Absorbée par le spectacle et l’exploration du bout de ses doigts, SAS n’avait pas vu entrer un homme immense, au crâne chauve et brillant comme une boule de billard. Sa bouche disparaissait sous son épaisse moustache noire. Il était vêtu d’un costume vert pâle qui devait sortir du pressing. Il s’accouda au bar et resta là, gênant les serveurs qui devaient le pousser pour prendre les commandes.
Lorsque les danseurs quittèrent la scène, il se dirigea d’un pas tranquille vers la table d’Ada ; et lorsqu’enfin elle le remarqua, il n’était plus qu’à trois mètres.
Tout à coup, le géant se mit à tituber et vint s’effondrer sur les genoux d’Ada avec un affreux ricanement. Il l’enlaça d’une main et, de l’autre, se mit à lui pétrir la poitrine de son énorme patte velue aux ongles en deuil. Elle cria d’une voix perçante qui couvrit la musicalité des Enfants du Pirée. Ada tentait de se lever, mais le poids de l’homme l’immobilisait.
Sifiye bondit sur le dos du géant, attrapant le menton, la moustache, le nez, les oreilles, mais tout le visage luisait de sueur et lui glissait des mains. A chaque attaque infructueuse il retombait d’un bon mètre.
Ada, de toutes ses forces, planta ses pouces dans les yeux du géant qui recula rapidement la tête pour les éviter. La brute grogna et enfouit son visage dans son cou pour échapper une deuxième attaque de doigts.
Mark décida de s’y mettre aussi et, de ses larges épaules, fonça dans l’inconnu en bon quaterback qu’il était. Ce qui ébranla à peine le géant et sa réaction vint au bout d’un bras lancé avec force. Le poing fit valser le Sud-A deux tables plus loin, comme s’il n’était qu’un énervant moustique.
Ada cherchait désespérément à tâtons ce qu’elle pouvait bien saisir sur ce monstre et trouva son énorme main qui s’accrochait à la chaise. Elle agrippa un doigt et d’un coup sec le ramena en arrière.
Le chauve hurla et se redressa d’un coup. De son bras gauche, il débarrassa la table en un grand mouvement. De la droite, il saisit Ada à la gorge, la balança sur la table et serra, serra. Elle eut l’impression d’être prise dans un laminoir. Son regard croisa celui de l’ogre et elle réalisa qu’elle n’avait pas affaire à un ivrogne : deux petits yeux méchants et très lucides la regardaient avec détermination.
Ada, les jambes dans le vide, projeta son pied qui arriva dans les parties génitales de son attaquant. Il recula avec un grognement, et relâcha sa prise. Libérée, elle fit un bond en arrière et attrapa une bouteille.
— Ada ! il a un couteau ! cria Sifiye.
Le géant s’avançait vers Ada, une lame courte et triangulaire à la main. À la façon dont il tenait l’arme, elle comprit tout de suite qu’elle avait affaire à un professionnel. Il envoyait de grand mouvement de bras de bas en haut, en direction du cœur. Elle allait être épinglée comme un papillon.
Sa bouteille lui parut complètement inutile. Elle recula, espérant prendre assez de champ pour s’enfuir, le géant, lui, avançait toujours. Pour une fois, elle maudissait son habitude de n’être jamais armée. Si, au moins, Brabeck et Jones étaient là…
C’est le magicien qui la sauva.
Comme un fou, il sauta à nouveau sur le dos du chauve, cette fois agrippant les commissures de la grande bouche de ses deux index, hurlant comme pour annoncer la fin du monde. Surpris, le type essaya de se débarrasser cet autre moustique en secouant les épaules. Ada en profita pour planter ses dents dans son poignet comme un bouledogue. Elle dû serrer suffisamment fort car le couteau tomba.
L’arme sur le sol déclencha la curée, les garçons qui regardaient le spectacle jusque-là rassemblèrent leur courage et se ruèrent sur le géant. L’agresseur disparut sous un amas de vestes blanches.
Mais il en avait connu de pire. Il rua d’un geste ample et fonça vers le mur, écrasant un paquet d’adversaires puis se redressa. Il aperçut derrière le bar le patron qui téléphonait fiévreusement. La police serait là dans cinq minutes. Il fonça vers la sortie et disparut dans une des ruelles étroites du quartier.
Personne ne se soucia de le poursuivre.
Lorsque Yavuz, qui attendait sagement à la voiture, vit sortir du restaurant un géant couteau à la main et qui courrait comme si sa vie en dépendait, il se précipita à l’intérieur et zigzaguant entre les tables, les serveurs et convives choqués pour rejoindre la table d’Ada.
— Que s’est-il passé ?
La grande rousse essayait de retrouver ses esprits. Elle avait plusieurs marques circulaires et très rouges autour du cou – qui tourneront au bleu les jours suivants, puis au vert, puis au jaune… Sa robe ressemblait à une nappe qui aurait beaucoup servi.
— Il voulait vraiment me tuer ! dit Ada furieuse.
— Qui ? Le grand chauve qui vient de sortir en courant ?
Ada fit oui de la tête. Sifiye assis à ses côtés tentait de la calmer :
— Tu es sûre ? Ce n’était pas un ivrogne qui faisait une crise éthylique ?
— Non, avança Mark, courbé en deux se tenant le bas du dos. Il savait très bien ce qu’il faisait, je bien vu sa détermination ! Et puis quand il a filé, il marchait tout à fait droit !
— Vous, commença l’Egyptien serrant les dents. Tout en muscle et rien dans les c…
La bagarre l’avait déchaîné, il parlait déjà d’arracher ses… à coups de… Ada le rattrapa de justesse. Heureusement que le beau Sud-Africain ne comprenait pas l’arabe.
Sifiye se calma puis reprit, cherchant une raison plausible :
— Pourquoi aurait-il voulu te tuer ? demanda-t-il, tu détiens des secrets que le monde ne doit pas savoir ?
Puis tentant d’additionner 1 + 1…
— Tu n’es pas ingénieur, c’est ça ? Je m’en doutais ! Tu es trop belle.
— En quoi ma beauté m’empêcherait d’être ingénieur ? Tu dis n’importe quoi.
Elle tint bon, car elle l’était –ingénieur– même si elle n’en exerçait pas la profession. Elle se dit cependant qu’il lui faudra dorénavant une couverture moins technique, plus passe-partout pour une jeune femme et ainsi empêcher le moindre doute.
— Moi je l’ai déjà vu ce type ! Se remémora Yavuz. Je crois bien qu’il a des filles qui travaillent pour lui. Je sais, ça n’explique pas pourquoi il aurait voulu vous tuer. On pourrait essayer de lui demander, j’ai ma petite idée pour trouver où il vit.
Ils se levèrent pour quitter le restaurant. Et c’est à ce moment précis qu’un garçon choisit de s’avancer pour déposer un papier plié sur une soucoupe à la table : l’addition.
Sifiye au paroxysme de sa colère, s’empara du papier, en fit une boulette, fonça sur le patron et se mit en devoir de la lui faire manger. Du coup, ce dernier, annonça, avec de grandes gestes et un grand sourire, que c’était une joie d’inviter des gens aussi charmants et les supplia de revenir.
Yavuz sortit le premier, Ada suivait, poussant Mark, l’Egyptien surveillait les arrières.
Le retour fut silencieux.
Arrivés au Hilton, Ada prit le bras de Mark toujours groggy et demanda la clef du sportif à la réception.
Il la regarda d’un drôle d’air. Puis lui murmura au moment où elle poussait le Sud-Africain dans l’ascenseur :
— Je t’attends dans la mienne. Ne reste pas trop longtemps avec ce bellâtre.
***
Dix minutes plus tard, je redescendais dans le lobby, après être rapidement passée dans ma chambre pour passer une tenue propre. Mark, décidément dégoûté par l’aventure Mogambesque m’avait claqué la porte au nez, sans demander son reste.
J’aperçus Yavuz qui discutait avec le réceptionniste. Je m’approchai :
— Vous pensez que vous pourriez trouver où vit le type qui a voulu me tuer tout à l’heure ?
— Possible ! Mais je ne le connais que de vue.
Il me dit que c’était un petit (!) maquereau sans envergure qui ne dédaignait pas, lorsque l’occasion s’offrait, détrousser un client qui s’attardait trop. À plusieurs reprises, il avait joué du couteau dans des bagarres, un couteau à lame courte et triangulaire. Yavuz connaissait une fille qui avait été protégée par le gars. Il se rappelait le café où elle racolait. Il essaierait de la joindre.
Je remontais sagement retrouver Sifiye. Il ouvrit la porte mi-satisfait parce que j’étais là, mi-vexé parce que je lui avais menti dès le début :
— Alors Madame l’ingénieur qui n’est pas ingénieur ! Expliquez-moi donc pourquoi vous avez failli mourir aujourd’hui ?
— Je mène une enquête pour le compte de la CIA, j’avoue ! Mais je ne peux pas t’en dire plus, sinon je devrais te tuer. Ce qui serait fort dommage, non ? terminais-je en lui attrapant les fesses pour me coller à lui.
[à suivre…]
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