Épisode 12/30

4.8
(22)

[< épisode 11]

Sifiye, assis en face de moi, rêvassait, le bruit doux de l’eau le berçait. D’ici, tout paraissait si calme.

J’observais avec intérêt un gros cargo se faufiler au-dessus du filet anti-subs et mettre le cap sur Sébastopol. Sur la rive asiatique, j’aperçus une petite construction blanche, au ras de l’eau. Deux camions étaient arrêtés devant et un drapeau turc flottait au-dessus d’un mât. C’était certainement le poste d’observation-par-le-son établi par les Turcs.

Côté Istanbul, en direction du sud, le Bosphore s’élargissait en une sorte de lac où étaient mouillés trois vieux cargos grecs rouillés.

Il paraissait difficile pour un sous-marin soviétique de passer. Peut-être qu’en ce moment même il y en avait un (un autre ?) en train de se glisser entre les mailles du filet… Il aurait fallu des complicités à de hauts niveaux… Peu probable !

Il n’y aurait pas eu de ticket de cinéma, toute cette histoire eût paru un rêve. Pourtant ce petit morceau de papier jaune existait. Et c’était plus qu’une coïncidence (cher consul !). Il était daté du 22 juillet 1965. Le corps avait été repêché le 25 au matin et le sous-marin inconnu détruit le 24. Or, à moins de passer le Bosphore, il était matériellement impossible que cet homme ait pu aller au cinéma à Sébastopol, au centre de la mer Noire, le 22 et se trouver deux jours plus tard en mer Égée. Même en admettant que l’officier ait rejoint Mourmansk et Vladivostok par avion, il y avait au moins une semaine de navigation.

Je revoyais le visage décomposé de Thompson.

— C’est affreux, avait gémit le consul. Si les Russes ont trouvé le moyen de faire passer le Bosphore à leurs sous-marins, toute notre stratégie sécuritaire est à reconsidérer. Et cela signifierait qu’il y aurait des complicités côté Turquie. Je vais convoquer immédiatement le chef de la Sécurité turque…

— Surtout, n’en faites rien, lui avais-je rétorqué. Il y a déjà assez de monde au courant. Et il est à peu près certain que des Turcs sont dans le coup. Peut-être même votre colonel…

— Oh !?

— Et pourquoi pas ? Il y a tellement de raisons pour quelqu’un de trahir… S’il voulait se venger du gouvernement actuel ? ou qu’on lui ait refusé de l’avancement ? je ne sais pas moi. Non, croyez-moi. Moins les Turcs sauront où nous en sommes, mieux cela vaudra. Et aussi, cela me permettra de me rendre compte si je suis sur une bonne piste.

— Comment ça ?

— Tant qu’il ne m’arrive rien, c’est que je suis sur la mauvaise piste. Par contre si on commence à s’occuper de mes faits et gestes, cela voudra dire que je m’approche de ce qu’il ne faudrait pas que ça se sache.

Heureusement, mes adversaires ignoraient encore tout de l’existence de ce petit bout de papier jaune.

J’avais laissé un Thompson inquiet, néanmoins convaincu de se taire. Et maintenant, au milieu du Bosphore, je cherchais la solution à cette énigmatique situation.

Je scrutais la pénombre tout autour de nous. Le filet-barrage, les bâtiments militaires, les cargos grecs, les flancs abrupts des berges. Soudain, quelque chose accrocha mon regard : la carcasse d’un navire échoué, presque cachée par une avancée de terre, à moins de cinq cents mètres du filet, coté rive asiatique.

Je demandai à Sifiye de reprendre les avirons.

— Nous rentrons ? me demanda-t-il.

— Attends, pas encore, je voudrais voir quelque chose. Il allait protester, mais en croisant mes yeux de miel, il se sentit fondre. Et il crut comprendre.

— Tu es insatiable, murmura-t-il. Tout le monde va nous voir. Pas ici quand même.

Mais en fait, il était ravi.

Pendant qu’il tirait sur ses avirons, je vins m’asseoir derrière lui et commença à déboutonner son pantalon. Du coin de l’œil, je guettais ses réactions. Il me regarda par-dessus son épaule et s’attarda sur mes jambes entièrement dévoilées par ma jupe remontée.

***

De la route, Yavuz suivait la barque des yeux. Drôle d’idée de venir se promener en barque sur le Bosphore alors qu’il y avait des bateaux beaucoup plus confortables… et avec cabines ! Cependant, il n’était pas insensible à la poésie de la situation.

Cette femme aux yeux de chatte était indéchiffrable. Elle était, c’est vrai, très aimable, cependant il s’en méfiait et analysait tout ce qu’elle faisait. Il restait sur ses gardes.

Les deux bras croisés sur la portière ouverte de la Buick, il regardait autour de lui. Aucune autre voiture en vue. Pourtant, il était sûr d’avoir été suivi au départ de l’hôtel. Une vieille Ford Taunus avec deux hommes à l’intérieur.

***

Nous étions presque arrivés à la carcasse du navire. Je pouvais distinguer la tôle rouillée et le pont couvert de débris. Cela avait été un pétrolier, et il avait été abandonné. Il avait dû s’échouer ou brûler. Mes yeux analysaient chaque détail du bateau.

Sifiye s’impatienta :

— Viens, souffla-t-il.

J’émis un grognement indistinct. Je venais enfin de remarquer quelque chose. Derrière le pétrolier, la berge n’avait pas la même couleur, la terre, beaucoup plus claire sur une grande surface, était semblable à du terreau frais. On avait dû tenter de renflouer le bateau et draguer le fond du Bosphore.

— Attends, soufflais-je, approchons-nous encore un peu de la rive.

Reprenant les avirons, il s’approcha de la grosse coque rouillée, afin de la longer jusqu’à la rive. La haute armature métallique s’élevait devant eux comme un mur. D’énormes rivets fixaient les tôles, formant une ligne ininterrompue de protubérances. L’épave était impressionnante par sa masse et son silence. La rouille la recouvrait uniformément. Il n’y avait aucune chance pour que ce pétrolier-là ne reprenne la mer un jour.

Arrivés jusqu’à l’arrière, je tendis le cou pour essayer de lire le nom du bateau. La rouille avait tout effacé. Je tentai d’en savoir plus par mon amant :

— Tu sais ce que c’est ?

— C’est un bateau ! Tu vois bien, non ? Il est vieux, on l’aura jeté !

Logique éclatante. Dans son monde, on jetait les vieux bateaux comme les vieilles chaussettes. Je perçu son agacement.

— Allons de l’autre côté de la coque, dis-je, toute miel.

Il reprit les avirons et nous parcourûmes cent mètres pour aboutir à une petite crique à l’abri des regards. Il aurait fallu être sur l’épave du pétrolier pour nous voir. Je relevais ma robe, Sifiye ôta sa veste et la plia soigneusement. L’attente l’avait énervé, oui, mais pas au point de risquer d’abimer son beau smoking. J’humectai mes lèvres et me pencha un peu plus sur lui. Et pour un moment, j’oubliai les Russes et leurs sous-marins. Enivrée par la douceur de nos échanges, je ne vis pas les deux ombres qui rampaient au-dessus de nous.

***

Sur la berge abrupte, la première silhouette avançait à quatre-pattes, avec à la main un énorme colt dont le chien était levé. La seconde un peu en retrait était également armée, et surveillait la rive. La première arriva enfin au bord et se pencha avec précaution, l’arme au poing. Juste en dessous il y avait les corps enlacées de SAS et de son amant magicien.

Elle jura à voix basse et se retourna vers son collègue :

— Ils baisent, souffla Jones sobrement.

— Oh ! la salope, fit Brabeck qui utilisait rarement ce type de langage.

Ils se regardèrent, dégoûtés.

Voilà bien où mène la conscience professionnelle. Ils avaient fait du zèle en suivant SAS à son insu. Ils s’attendaient à la voir étranglée ou tout au moins attirée dans un guet-apens par ce type, soi-disant-magicien,  qui ne pouvait être qu’un espion. Décidément, les dollars de la CIA étaient employés d’une bien curieuse façon. Peut-être qu’ils servaient à fomenter des révolutions…. De là à financer des salopes, tout aristocrates qu’elles soient !

Brabeck aurait voulu vider son chargeur en l’air, comme ça, pour voir si la barque chavirerait, remuée par la panique de ses deux occupants. Son sens de la discipline l’emporta : il rengaina son flingue et les deux agents s’éloignèrent discrètement.

***

Plus haut sur la rive, deux hommes assis dans une Ford Taunus garée face au Bosphore, à près d’un kilomètre de la Buick de Yavuz, s’intéressaient également à la vie amoureuse d’Adelaïde von Schönenwald-Ottingen.

L’un d’eux abaissa les jumelles avec lesquelles il observait la barque, et dit en russe à son collègue :

— Les Américaines sont vraiment répugnantes. Pas étonnant qu’il y ait autant de pédés chez eux, conclut-il en crachant sur le sol avec mépris.

***

La traversée du Bosphore dans l’autre sens fut pénible. Le courant nous emportait irrésistiblement vers Istanbul. Enfin la berge rejointe, Sifiye attrapa la barque et grimpa sur la rive, m’emportant avec lui de l’autre bras. Notre chauffeur nous ouvrit la portière avec empressement.

— Rentrons au Hilton, lui indiquais-je.

Pendant qu’il manœuvrait pour reprendre la direction d’Istanbul, je lui demandais :

— Qu’est-ce que c’est que ce bateau échoué ?

— C’est un pétrolier. Il a brûlé il y a un an, cela a failli provoquer une catastrophe. Il venait de faire le plein à la raffinerie BP juste là, indiqua-t-il du doigt, quand le feu s’est déclaré à bord. Vous pensez, en cinq minutes tout s’est enflammé. Et à seulement cinq cents mètres de la plus grande concentration de silos d’essence d’Istanbul. Heureusement, le capitaine est parvenu à aller l’échouer un kilomètre plus haut.

— Sans arriver à sauver son navire…

— Il a brûlé pendant une semaine. On sentait la chaleur jusqu’ici et la lueur se voyait à 100 kilomètres. Impossible de l’éteindre.

— Pourquoi l’a-t-on abandonné là ?

— Je crois qu’on a essayé de le renflouer. Mais il était trop abîmé. Il paraît qu’il est incrusté sur les rochers.

— Des rochers ?

— Oui, c’est ce qu’on dit. Oh, un jour on finira bien par le vendre à un ferrailleur…

Je me tus, et jusqu’à Istanbul, je me contentais de presser la main de Sifiye, qui semblait très, très amoureux.

bateau-moteur 1965

11.

Istanbul, Turquie
Matin du jeudi 29 juillet 1965

Yavuz avait laissé la porte de la cabine téléphonique entrouverte, afin de pouvoir surveiller les allées et venues dans le grand hall de réception du Hilton.

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il à voix basse, dépêchez-vous, elle va descendre.

— Vous allez retourner au bateau aujourd’hui ?

— Je ne sais pas. Elle ne me prévient qu’au dernier moment.

Le Russe raccrocha, sans attendre. Furieux, Yavuz sortit de la cabine et tomba nez-à-nez… avec SAS.

— Un autre client ? interrogea aimablement Ada. N’oubliez pas que je vous êtes déjà retenu.

Sous le regard des yeux dorés, Yavuz s’embrouillait le cerveau.

— Non, seulement un ami.

— Alors tant mieux. Pouvez-vous m’attendre, je n’en ai que pour deux minutes.

SAS entra à son tour dans l’une des cabines téléphoniques et appela le consul.

— Dites-moi, avez-vous entendu parler d’un pétrolier qui a brûlé il y a quelques mois ?

— Oui, bien sûr.

— Vous connaissez son nom ?

— Oui, attendez… il s’appelait l’Arkhangelsk.

— L’Arkhangelsk ?

— Oui, c’était un pétrolier russe.

Elle raccrocha après avoir remercié le diplomate. Une petite lumière rouge s’était allumée dans sa tête. Elle sorti de la cabine et s’avança vers Yavuz :

— J’ai besoin de vos connaissances Istanbuliotes. Il faut que vous me trouviez un bateau à louer.

— Quel genre ?

— A moteur. Nous allons faire un tour sur le Bosphore.

— Maintenant ?

— Oui, tout de suite…

— Je connais un type qui en loue, répondit Yavuz contrarié par cette demande de dernière minute qu’il ne pourra pas rapporter. C’est près de l’embarcadère du bac. Ca va coûter assez cher.

[à suivre…]

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