Épisode 11/30

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[< épisode 10]

— Impossible, on le verrait immédiatement à cette faible profondeur !… Après ces dix premiers mètres, le filet est fixe, arrimé au fond et aux rives. Des hommes-grenouilles l’inspectent régulièrement. Ensuite, il y a un véritable champ de mines sous-marines au-delà du filet : déclenchement par contact, par magnétisme ou télécommandé. De quoi faire sauter une flotte entière. Les mines aussi sont vérifiées régulièrement. Enfin, il y a un poste d’écoute de sonar, qui fonctionne H24. Tous les hommes qui y travaillent ont été triés sur le volet. Un officier de la Sécurité de l’état est spécialement chargé de les surveiller. Voilà…

— Vous voyez bien que c’est impossible, coupa triomphalement Thompson.

— Je vais quand même vérifier un certain nombre de choses, dis-je. On disait aussi que c’était impossible que les Russes aient la bombe atomique avant dix ans… Et pourtant, ils l’ont déjà !

Silence gêné.

Je me tournais vers les deux agents de la CIA :

— Vous êtes bien les agents envoyés pour m’épauler dans cette enquête ?

Brabeck se leva d’un bond et me salua, main au front :

— Milton Brabeck à votre service, puis, désignant son binôme, et Chris Jones.

Jones se leva et claqua les talons, main au front.

— Vous parlez turc ?

— Non, firent-ils dans un ensemble attendrissant.

— Alors je pense que le mieux serait de vous contenter de me protéger… de loin. Pour le moment je pense ne rien risquer…

— Pourquoi, t’es immortelle ? ironisa Jones.

Je ne relevais ni l’ironie ni le tutoiement inopiné de Miss CIA et répondit simplement :

— Parce qu’actuellement je ne sais strictement rien sur les tenants et aboutissants de cette histoire. Ils, quels qu’ils soient, ne prendront pas de risques pour juste se débarrasser de ma modeste personne.

— Ouais, ricana Jones, c’est vrai ! On pourrait aussi cuisiner un peu plus le driver turc.

Marante la Jones ! Une vraie perle de délicatesse.

— Surtout pas non, il ne faut pas l’effrayer, ajoutais-je calmement. Si ceux qui l’emploient ont l’impression qu’il est grillé, ils le supprimeront. Et jusqu’ici, il me semble qu’il est le seul à savoir, peut-être, quelque chose. Alors autant essayer de ne pas mettre sa vie en danger.

— Alors, que peut-on faire pour vous aider ? demanda Brabeck.

Je souris :

— Rien pour le moment. Je vous ferai signe… Bon, je vais vous laisser, j’ai à faire.

Et, avant de passer la porte, je me tourna à nouveau vers le colonel Karakoç : vous pouvez me joindre au Hilton, chambre 307, si vous avez du nouveau. De mon côté, j’aurai peut-être besoin de vous plus tard.

— A votre disposition, répondit-il en claquant, lui aussi, des talons.

Je sortis, refermant la porte derrière moi, et filais à toute vitesse : mon magicien devait m’attendre depuis déjà vingt minutes.

***

Dans le lobby de l’hôtel, Sifiye s’était placé de manière à surveiller l’entrée. En me voyant, il reprit une attitude bougonne.

— J’aurais dû être parti depuis longtemps, dit-il.

— C’aurait été la plus grosse bêtise de ta vie, dis-je sentencieusement. Tu ne retrouverais jamais une femme comme moi.

Nous allâmes bras dessus bras dessous au bar pour un apéritif.

— Tout de suite après le déjeuner je dois aller à Izmir. Je te retrouverai au retour, après ton spectacle.

— Je n’ai jamais vu Izmir, je peux venir avec toi ?

— Je ne fais qu’un aller-retour, je ne resterai même pas sur place.

Il se renfrogna. Je glissais un doigt sous son menton et déposai un baiser sur ses lèvres.

— Allez, viens, allons déjeuner dans ma chambre, nous serons plus tranquilles.

— Tu ne penses qu’à ça, fit-il avec un demi-sourire.

J’ouvris de grands yeux, pleins d’impertinence.

— Pas toi ?

Il éclata de rire malgré lui. Je me levai et il me suivit. Au passage, je m’arrêtai à la réception.

— Je voudrais que vous m’envoyiez le chauffeur qui a emmené l’Américain à Izmir. Vous savez, celui qui a eu l’accident.

— Je vais voir s’il est là, dit l’employé de réception.

Trois minutes plus tard, le chauffeur était là, obséquieux, les mains jointes, la tête baissée.

— Pouvez-vous m’emmener à Izmir ? demandais-je en turc.

Il me regarda comme si je lui proposais une balade en enfer.

— À Izmir ?

— Oui, Izmir. C’est trop loin ?

— Non.

— Bon, alors, nous partirons après le déjeuner. Je vous donnerai 1’000 livres. Cela vous convient ?

— Oui, d’accord acquiesça-t-il. Je vous attendrai devant l’hôtel.

Je rejoignis Sifiye qui s’impatientait devant l’ascenseur.

***

Yavuz tituba hors de l’hôtel, sa tête lui faisait affreusement mal. La grande rousse avait un passeport américain – le gars de la réception le lui avait dit – et pourtant toute la conversation s’était déroulée en turc. Le réceptionniste lui avait appris autre chose aussi. Que Watson, feu son client, avait laissé un message dans la case de précisément cette Américaine-là, juste avant de partir pour Izmir. Et maintenant, elle voulait, elle-aussi, aller à Izmir.

Sa nouvelle cliente arriva une heure et demie plus tard, très enjouée. Elle avait changé de tenue aussi.

La Buick reprit la route d’Izmir.

La jeune femme sommeillait sur la banquette arrière. Yavuz réfléchissait. Il allait avoir du mal à se tirer de ce guêpier. Soudain la voix de sa passagère le fit sursauter :

— Vous savez où a eu lieu l’accident ? Le corbillard qui a brûlé ?

— Oui, fit Yavuz, légèrement inquiet. C’est un peu avant Izmir, dans les collines.

— Vous me montrerez.

Le silence retomba.

Enfin la Buick aborda le virage en épingle à cheveux.

— C’est là, fit Yavuz.

— Arrêtez-vous.

Docilement, Yavuz stoppa la Buick sur le bas-côté. L’Américaine descendit et s’approcha du bord. Au fond, elle aperçut la carcasse du corbillard et scruta son environnement proche. Puis elle se mit à marcher en direction d’Izmir. Très vite, elle rencontra une grande tache noire qui s’étalait sur toute la largeur de la route. Elle la regarda pensivement puis revint vers la Buick.

Ils repartirent sans dire un mot. Yavuz se demandait si elle était arrivée à en conclure quelque chose.

Ce n’est qu’une heure plus tard que sa passagère demanda :

— À propos, comment connaissiez-vous l’endroit de l’accident ?

Un ange passa, balançant avec un bidon d’essence à la main.

Yavuz faillit emboutir un camion qui arrivait de face.

— Les journaux n’ont pas donné de précisions, continua-t-elle impitoyablement.

— On m’en a parlé, trouva à répondre Yavuz. Des amis qui avaient fait la route.

Il se maudissait de s’être laissé avoir comme un bleu. Il commençait à haïr cette déconcertante femme.

***

Izmir, Turquie
Soir du mercredi 28 juillet 1965

Nous sommes arrivés à Izmir à la fin de la journée. Je me fis conduire tout de suite chez le vice-consul.

John E. Anderson dînait seul. Lorsque je me présentai, le diplomate se détendit : on l’avait prévenu de mon arrivée.

— Racontez-moi tout ce que vous savez, demandai-je.

Anderson ne se fit pas prier. Il raconta toute l’histoire de la découverte de l’homme-grenouille et de l’arrivée de Watson.

— Quand il m’a téléphoné, il avait les papiers, précisa-t-il. Il m’a dit qu’il les ramenait à Istanbul…. Je ne sais rien de plus.

— Vous les avez vus, ces papiers ?

— Oui, mais je vous ai dit tout ce que je savais. Je lis très mal le russe. J’ai seulement entre-aperçu le nom de la victime.

Je soupirai :

— Et ces papiers sont partis en fumée… C’est dommage. C’était une indication précieuse.

Anderson se mordit les lèvres.

— J’ai peut-être quelque chose.

Je le regardai de mes grands yeux innocents… et dorés.

— Quelque chose ?

Troublé par mon regard candide, Anderson balbutia :

— Eh bien, voilà. Quand j’ai été au poste de police d’Izmir, mon ami le commissaire m’a laissé voir le contenu du portefeuilles du repêché. J’ai pu en subtiliser un… cependant je ne pense pas que ce soit intéressant.

— Vous l’avez encore ? Puis-je voir ?

Anderson tira son portefeuille de la poche de sa veste et sortit un petit papier jaune qu’il me tendit.

— Le voilà.

Je le regardai attentivement sur les deux faces, le mis dans ma poche et ajoutai doucement :

— Vous savez ce que c’est ?

— Non. Je ne lis pas le russe. On dirait un billet de cinéma ou peut-être un billet de consigne. Enfin, quelque chose comme cela.

— Est-ce que votre confrère soviétique connaît votre ignorance de sa langue ?

— Oui, je pense… Nous parlons toujours anglais entre nous.

— Tant mieux, c’est votre meilleure assurance sur la vie.

— Mais enfin, qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta tout à coup Anderson. Dites-moi…

— Ce serait vous condamner à mort ! Grâce à ce petit morceau de papier, le décès du lieutenant Watson n’est peut-être pas complètement inutile… Monsieur le vice-consul, surtout ne parlez de cela à personne, insistais-je.

Cinq minutes plus tard, nous roulions à nouveau vers Istanbul. Mon chauffeur était furieux, il avait dû se passer de dîner.

Je comprenais pourquoi on tenait tellement à faire disparaître le cadavre de cet homme-grenouille. Le petit papier jaune que m’avait remis Anderson était un ticket de cinéma de Sébastopol, le grand port russe de la mer Noire. Et il datait de cinq jours !

Kalesi Istanbul

10.

Eaux du Bosphore, côte asiatique, Turquie
Nuit du mercredi 28 juillet 1965

Notre petite barque avançait lentement le long du filet. À grands coups d’avirons, nous venions de contourner péniblement une grosse balise rouge et rouillée qui retenait le filet mouillé en travers du Bosphore. L’esquif avait été secoué par les remous d’un gros vapeur transportant des touristes joyeusement avinés. Ceux-ci, appuyés au bastingage, écarquillaient les yeux vers les brumes de la mer Noire, espérant surprendre, en pleine nuit, la silhouette menaçante d’un navire de guerre soviétique. Mais il n’y avait là que d’innocents chalutiers.

Les deux bords du Bosphore descendaient en pentes abruptes. A cet endroit, l’un des plus étroit, le passage était large d’environ deux cents mètres. Un fort courant filait vers Istanbul. Sur la rive asiatique, à l’est, on distinguait les ruines de deux tours jumelles datant du XIè siècle, et d’où l’on observait à l’époque les envahisseurs venant du centre de la Turquie.

— Attends, dis-je à Sifiye.

Il cessa de ramer. La petite barque dériva jusqu’au filet et se coinça contre un gros filin d’acier, affleurant l’eau. Je regardai l’endroit où nous avions laissé la voiture. La falaise, vue d’en bas, paraissait énorme. Je distinguais à peine la Buick arrêtée sur la route, sur la corniche.

J’avais accueilli Sifiye dans le lobby de l’hôtel alors qu’il rentrait du Roof une fois son spectacle terminé. Il était deux heures du matin, je venais d’arriver d’Izmir et je n’avais pas envie d’attendre la nuit prochaine pour aller inspecter ce filet anti-subs.

Je savais qu’il aimait bien prolonger la nuit. Aussi, je lui avais proposé une promenade sur le Bosphore, en amoureux. Une excellente couverture. Nous étions descendus par un étroit sentier de chèvres, à proximité d’une petite auberge où l’on débitait du thé et des yaourts. Les quelques noctambules qui profitaient, eux aussi, de la chaleur de l’été nous avaient regardés avec curiosité. Avec son smoking de magicien, Sifiye n’avait pas l’air d’un marin et avec mon ensemble clair je le faisais encore moins. La barque était amarrée à une grosse branche. Elle devait servir à un pêcheur du dimanche.

Maintenant immobilisés au milieu du passage du Bosphore, je scrutais le paysage de part et d’autre. Quelle drôle d’histoire ce sous-marin inconnu qui venait se jeter dans la gueule du loup !

[à suivre…]

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