Épisode 10/30

4.6
(20)

[< épisode 9]

— Vous ne pensez quand même pas que j’…, parvint-il à dire.

— Mais non ! fit Brabeck, rassurant.

— Ah, dit Yavuz.

— Mais vous pourriez savoir qui l’a poussé…

Pislik !

— Poussé ? Ce n’est pas un accident ?

— Un accident ? Vous avez déjà vu quelqu’un tomber d’une fenêtre qui a un rebord de 1m 50.

Un silence suivit. Puis Jones s’avança elle aussi vers Yavuz :

— Au fait, dit-elle en désignant sa tempe. T’as un bel accroc là ! T’as eu un capotage toi aussi ?

— Non, pas exactement.

Son esprit cherchait une explication, il ne pouvait quand même pas leur dire la vérité.

— A Izmir, ce matin, nous avons heurté une voiture, dit-il. Avec votre ami. Et ma tête a tapé sur le pare-brise.

Jones s’approcha et examina son visage.

— Dis donc, ta bagnole, elle doit être en miettes ?

— Non, pas du tout, c’est une voiture américaine. Une Buick. C’est du solide, vous savez, dit-il pensant gagner des points. C’est moi qui n’ait pas eu de chance.

— Non, ça, vous n’avez pas eu de chance, dit Brabeck.

— Voyez, ajouta-t-il en désignant sa blessure.

— En plus, vous avez perdu un bon client, non ?

— Oui, c’est triste, dit-il en baissant les yeux par respect.

Un temps.

— Au fait, qu’est-ce que vous deviez faire à Izmir ?

— Moi ? Rien… répondit Yavuz (trop) rapidement. Euh ! Je ne sais pas, enfin je veux dire, votre ami ne m’a rien dit. Il avait quelqu’un à voir je crois. Il a voulu que nous revenions à Istanbul au plus vite.

— Et une fois là-bas ?

Yavuz tout à coup se leva et croisa les bras :

— Mais, dit-il en prenant son ton le plus digne, d’abord qui êtes-vous et pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?… Si la police m’interroge, j’y répondrais, éventuellement. Mais je ne crois pas que vous êtes de la police, je me trompe ? Alors de quel droit ? Je suis chez moi ici… je ne vous dois aucune réponse !

Brabeck secoua la tête, attristé, Jones admit :

— C’est vrai, on n’a pas le droit d’exiger des réponses. Mais si on était toi, on s’écraserait. Parce que notre collègue, on a de bonnes raisons de penser qu’il a été buté. Et que toi, tu sais qui a fait le coup.

Là, Jones bluffait, cependant l’effet fut payant, Yavuz se rassit sur sa chaise.

— Comment je pourrais savoir ? se défendit-il. Je suis un honnête travailleur. Demandez au Hilt…

— Ta gueule, coupa Jones.

La réaction de Yavuz ne lui avait pas échappé. Elle s’approcha et lui colla un doigt contre la poitrine.

— Tu veux sauver ta peau ?

Yavuz, toujours dans son rôle de guide touristique, suffoqua d’indignation :

— Ma peau ? Mais vous êtes fous… Je vais appeler la police, ajouta-t-il en essayant de se relever, immédiatement repoussé par la main de Jones :

— Pas la peine. Laisse tomber. Demain, si tu veux, on vient avec les poulets de ton bled, ils se feront, j’en suis sûre, un plaisir de te confier à nous.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis pour quelque chose dans cet… accident ? explosa alors Yavuz.

— Rien, dit Brabeck. Sauf que vous donnez l’impression de nous cacher quelque chose ! Et puis aussi… vous êtes le dernier à l’avoir vu vivant.

Un autre silence inconfortable.

— Encore une chose, reprit Brabeck, était-il triste ?

— Non, il n’était pas triste du tout répondit Yavuz, un peu surpris par cette question sans logique apparente.

— Donc vous ne croyez pas qu’il se soit suicidé ?

Pislik !

— Non, affirma Yavuz.

— Et là-bas, à Izmir, vous n’avez rien vu qui puisse nous donner une piste ?

— Alors ? Rien ? grogna Jones.

Ils n’allaient pas lâcher l’affaire. Est-ce qu’il fallait parler du vol des papiers ? C’était peut-être un piège. Pourtant si eux savaient déjà, il y avait peut-être un moyen de s’en tirer. Yavuz décida de lâcher quelques miettes et raconta l’histoire du commissariat. Comment son client –leur collègue– lui avait demandé d’occuper le chauffeur du corbillard pour que lui puisse récupérer l’enveloppe qui contenait des documents qui semblaient très importants.

Les deux Américains l’écoutaient, toujours impassibles. Quand il eut fini, Brabeck repris :

— Vous l’avez vue cette enveloppe ?

— Non.

Là, il disait la vérité.

— Et après ?

— Après ? Rien. Je l’ai ramené à Istanbul et déposé au Hilton.

— T’as regardé si quelqu’un te suivait ? demanda Jones.

— Non, j’aurais dû ?

Il y eut un blanc.

Soudain, Zeynep, la femme de Yavuz, sortit de la cuisine éteignant derrière elle, et dit en turc :

— Quand est-ce qu’ils s’en vont ?

Yavuz sauta sur la diversion.

— Ma femme s’impatiente…

— C’est bon, fit Brabeck en se levant. On a été très contents d’avoir pu parler avec vous. On vous laisse. Et il ajouta négligemment :

— D’ailleurs, on se reverra. Allez. So long.

— Ouais, so long, dit Jones en écho.

Les deux agents saluèrent poliment en soulevant, d’un même geste, leur chapeau de leur main droite. Arrivé à la porte, Brabeck fit un grand sourire à Yavuz avant de sortir. Un sourire pas rassurant.

Istanbul caddesi 1965

9.

Istanbul, Turquie
Matin du mercredi 28 juillet 1965

Le bureau du consul des États-Unis à Istanbul était une grande pièce au sixième étage d’un building moderne de la Caddesi. Robert L. Thompson, lui-même, avait tenu à ce que la pièce soit climatisée. Car, avait-il dit, l’été à Istanbul était brûlant, et il passait de longs après-midi à palabrer avec les officiers turcs, toujours en train de mijoter un coup d’État. Cette fois, la réunion était d’un tout autre objet.

— Messieurs, avait dit le consul, nous sommes en présence d’une des affaires les plus sérieuses depuis la guerre. Le State Department est sur les dents et le Président Johnson lui-même a demandé que l’affaire soit tirée au clair au plus vite. Il en a fait une priorité.

Enfoncée dans un des deux fauteuils en cuir, jambes croisées, un bras sur chaque accoudoir, je l’écoutais d’une oreille et observais les personnes présentes. Je portais un tailleur rose, on ne peut pas faire plus incognito. Deux agents de la CIA, assis sur des chaises, leur trilby sur les genoux, écoutaient, les yeux au plancher. Un colonel turc était debout, dans un coin. Je reconnus Ugur Karakoç, par ses deux canines proéminentes qui dépassait de sa grosse moustache tombante et qui lui donnait, pour le coup, vraiment l’air d’un loup. Selon mes fiches, c’était un as du contre-espionnage et il parlait anglais couramment. L’amiral Cooper avait, lui aussi, voulu rester debout. Le visage creusé de fatigue, il allait et venait dans le bureau sous le regard un peu agacé du consul.

— Alors ? Où en sommes-nous ? demanda l’amiral nerveusement.

— Ce n’est pas brillant, amiral, répondit Thompson. Voilà deux communiqués découpés dans l’Hurrayet de ces derniers jours – qui sont probablement aussi faux l’un que l’autre – qui résument le problème. Comme tout le monde ne lit pas le turc, je vais les traduire.

Le premier occupait toute la première page.

Un sous-marin américain a disparu au cours des manœuvres de la 6è flotte. Le Memphis, submersible atomique ultra-moderne, a été victime d’un accident de plongée qui lui a fait dépasser sa profondeur expérimentale. Pas d’espoir qu’il y ait des survivants.

— Je vous passe les détails, dit le consul. Et pour le deuxième :

La voiture mortuaire transportant le corps d’un inconnu repêché à Izmir a été victime d’un accident entre Izmir et Istanbul. Pour une raison inconnue, le chauffeur a perdu le contrôle de son véhicule qui s’est écrasé au fond d’un ravin et a brûlé avec ses deux occupants.

Voilà, conclut Thompson.

— Vous y croyez, vous, à l’accident de ce corbillard ? lança l’amiral en direction du colonel.

Le colonel Karakoç se retint de hausser les épaules :

— Evidemment non. Il ne reste aucune trace permettant de conclure à un meurtre. Et on ne peut pas faire d’autopsie. Ni du conducteur ni du repêché. Il ne reste que des cendres qui tenaient tout juste dans une boîte à biscuits.

Brabeck intervint :

— Combien y avait-il d’essence dans le réservoir de la voiture ?

— 60, 80 litres au maximum. C’était une Ford Station Wagon, répondit le colonel.

Jones pris le relais :

— Pas assez pour cramer des corps à ce point. On a dû les arroser avant.

Surpris par la voix de Jones – il n’avait pas remarqué que ce deuxième agent était une femme – et irrité par sa remarque, l’amiral Cooper demanda :

— Et Watson ?

— Rien non plus répondit Brabeck. Personne à l’hôtel n’a rien vu ni entendu. Il est rentré vers 20h30. Cinq minutes plus tard, il était mort. Et bien entendu, l’enveloppe avec les papiers a disparu.

— Vous êtes sûrs qu’il les avait ?

— C’est ce qu’il avait dit à notre vice-consul basé à Izmir, continua Brabeck. Il lui a téléphoné après avoir réussi à les voler au chauffeur du corbillard. Il tenait à les ramener lui-même à Istanbul. Il se méfiait, il était armé, et pourtant… Il devait être suivi !

— Et son chauffeur ? Le type qui l’a conduit à Izmir ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Nous avons été le voir. Il n’est pas net-net ! D’abord, il avait une grosse blessure très fraîche sur la tempe. Mon nez flaire quelque chose. Il est certainement mouillé d’une façon ou d’une autre…

—  Il faut le faire surveiller !

Je m’autorisa à intervenir :

— Si vous permettez, dis-je d’une voix douce et calme, je vais l’engager comme chauffeur pour mon usage personnel.

Il y eut un petit silence surpris, puis Thomson reprit :

— Maintenant, je ne vous cache pas que nous n’avons jusqu’ici aucune preuve que les Russes soient mêlés à cette histoire ; et encore moins que cela ait quelque chose à voir avec la Turquie. Nos alliés sont sûrs, fît-il avec un regard appuyé en direction du colonel, et cette histoire de sous-marin passant par le Bosphore me paraît de la plus haute fantaisie.

— Il allait bien quelque part pourtant, grogna Cooper. Et pourquoi le meurtre de Watson et l’incendie du corbillard ?

— Coïncidences !

— Ça fait beaucoup de coïncidences non ? Je comprends que cela vous soit désagréable de soupçonner un pays allié et ami. Nous devons tirer cette histoire au clair.

Cooper me désigna de sa main ouverte :

— Son Altesse Sérénissime Adelaïde von Schönenwald, ici présente, est venue spécialement des Etats-Unis pour cela. Elle parle le turc et a carte blanche.

J’inclinai la tête et répondit avec déférence, l’amiral Philip T. Cooper était un des plus brillants officiers de l’US Navy.

— Amiral, je crois savoir que tous vos sous-marins ont des dispositifs de repérage-au-son qui décèlent un submersible ennemi à près de 300 kilomètres.

— Comment savez-vous cela ? suffoqua Cooper. C’est une information technique ultrasecrète !

— Je faisais partie de l’équipe qui l’a mis au point, il y a 2 ans, répondis-je humblement. Les Russes s’y intéressaient beaucoup d’ailleurs. Tenez…

Me levant, je saisis un crayon sur le bureau du consul et commença à griffonner sur un coin d’Harryet sans texte, dessinant les cadrans, les chiffres, expliquant le fonctionnement du mécanisme, ses faiblesses :

— S’il est tombé en panne, continuais-je, ce sont les conducteurs commandant l’amplification du signal de retour qui ont dû lâcher. C’était le point faible.

— C’est vrai, souffla l’amiral. Nous allions les remplacer par un autre système. Vous êtes spécialiste ?

— Oh non, dis-je modestement. J’avais assisté une ou deux fois à des démonstrations…

Je me tourna vers le colonel Karakoç.

— Mais expliquez-moi colonel, quelles sont exactement les défenses présentes au Bosphore qui bloqueraient un passage hypothétique de sous-marins ?

Celui-ci compulsa sur ses doigts :

— Il y a trois sortes de défenses. D’abord, le filet, mobile sur dix mètres de hauteur pour pouvoir laisser passer les bâtiments de surface.

— Aucun sous-marin ne pourrait s’y glisser ? coupais-je.

[à suivre…]

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