
1.
Mer de Marmara, Turquie
Matin du vendredi 23 juillet 1965
La longue coque noire s’enfonçait rapidement dans les vagues bleues de la mer de Marmara. Les périscopes du Memphis tracèrent quelques instants un sillon d’écume, puis il n’y eut plus qu’un bouillonnement qui se dispersa très vite. Sur la passerelle du Skylark, le bâtiment d’escorte du Memphis, spécialisé dans les secours aux sous-marins, le lieutenant Bob Rydell brancha le radiotéléphone qui le reliait au Memphis. Aussitôt parvint dans les écouteurs le crépitement d’un avertisseur puis la voix du capitaine Lee Harvey ordonnant :
— Dive, dive (plongée).
Rydell prit le micro.
— Harvey, Harvey, comment m’entendez-vous ? La voix d’Harvey parvint aussitôt, forte et claire.
— Cinq sur cinq. Nous filons direction est-nord-est. Vitesse maxima. Profondeur maxima. Ferons surface en fin de journée. Tous les quarts d’heure je vous enverrai un Gertrude. Over.
— OK. Bien reçu. Over.
Le Skylark filait à bonne allure. Le temps était magnifique, pas un nuage, à peine un léger clapotis des vagues. Détendu, Rydell alluma une cigarette. Ces manœuvres, au fond, n’avaient rien de désagréable. Et puis quelle sensation merveilleuse sur cette plus petite embarcation, de se sentir protégé par toute la 6è flotte des États-Unis. Son regard erra sur l’horizon : entre la côte turque et le bateau se profilait la silhouette plate et grise de l’Enterprise, le plus grand porte-avions de la flotte américaine. Tout autour, une nuée de destroyers, de ravitailleurs, de torpilleurs, dansait un ballet gracieux.
Un hélicoptère peint en orange passa en vrombissant. Il assurait la liaison entre les différents bâtiments.
Rydell sentit soudain une présence. Il se retourna. Un officier lui souriait.
— Watson, qu’est-ce que tu fous là ? Ils t’ont oublié ?
Il secoua la tête, en riant :
— Non, non. On m’a pris ma place. Un type, un civil, venu de Washington. Il voulait expérimenter un truc sur le sonar. Tant mieux. Cela me fait un après-midi au soleil. Et ce soir, je regagnerai mon sous-marin.
Carol Anthony Watson était l’officier chargé, à bord du Memphis, du sonar, l’appareillage électronique capable de déceler l’approche d’un autre bâtiment, de surface ou sous-marin.
Le radiotéléphone grésilla.
— Ici, Harvey, annonça la voix claire. Nous sommes à la vitesse maxima et nous venons de dépasser la profondeur G. Tout va bien. Over.
— Bien reçu. Over.
Rydell visualisait le capitaine Harvey installé près de son imposant tableau de bord, dans l’énorme kiosque, entouré des trois timoniers. Il aurait voulu être sous-marinier, Rydell. Malheureusement, dès son entrée dans l’U.S. Navy on l’avait spécialisé dans la chasse aux sous-marins.
— C’est déjà combien G ? questionna Watson. Pourquoi n’annonce-t-il pas en clair.
— Et les Russes ? Tu veux qu’on leur donne aussi le plan du bateau ? N’oublie pas que nous sommes à 500 kilomètres de Sébastopol et qu’ils doivent avoir des stations d’écoute sur tous leurs chalutiers-bidons qui traversent le Bosphore. Attends, je vais te dire.
Il consulta rapidement une table.
— Ça fait 250 mètres. Il peut encore descendre.
Watson réfléchissait. Le Memphis faisait –encore– partie du matériel ultrasecret de l’U.S. Navy. Sous-marin atomique, le huitième à être entré en service, il était uniquement chargé de détecter et de chasser les sous-marins ennemis. À part sa longueur, 83 mètres, et son rayon d’action, près de 100’000 kilomètres, presque toutes ses caractéristiques étaient secrètes. On savait seulement que de tous les sous-marins du monde, il était le plus rapide, celui qui descendait le plus bas et de la manière la plus silencieuse. Il était capable de plonger ou de remonter à la vitesse effarante de 300 mètres-minute. Un bon chien de garde pour la mer de Marmara. Avec son sonar à ultrasons et son équipement de détection radioactif, il pouvait repérer n’importe quel autre sous-marin avant d’être détecté lui-même.
Toute la 6è flotte longeait maintenant la côte asiatique en direction du détroit des Dardanelles afin de rejoindre la mer Égée, l’étroite mer de Marmara ne suffisant pas à ses évolutions.
Bercé par le faible tangage, Rydell somnolait dans un fauteuil de toile en écoutant la voix d’Harvey. Les messages continuaient d’arriver, tous les quarts d’heure, rassurants, réguliers. Du fond de la mer, la voix annonça, très calme :
— Nous sommes à la profondeur M. Nous stoppons pour certaines vérifications. Nous vous tiendrons informés.
Rydell nota l’heure, 10:45. Le Skylark naviguait en cercle sous le soleil. Six chasseurs Seawolf passèrent au ras des flots, regagnant l’Enterprise. Cette manœuvre de routine dans les eaux amies – la Turquie était un des plus beaux fleurons de l’OTAN – n’excitait personne.
La voix d’Harvey se fit de nouveau entendre.
— Nous avons une légère difficulté avec le sonar. Nous sommes obligés de le déconnecter. Nous vous tiendrons informés.
Watson fronça les sourcils.
— Cet abruti de civil va me démolir mon jouet. Cette appareil est plus délicat qu’une vierge effarouchée. Et sans ce détecteur, tu n’as pas intérêt à t’aventurer dans les coins malsains. C’est comme si tu te baladais, aveugle et sourd, au milieu d’une bande de malfrats.
— Bah, ici, il n’a rien à craindre, fit Rydell. La dernière fois qu’on a vu un sous-marin russe, c’était en 56. Il faudrait qu’ils viennent de Mourmansk ou de Vladivostok ! Pas la porte d’à…
La voix d’Harvey l’interrompit :
— Nous venons de déceler une légère augmentation de la radioactivité. Nous contrôlons. Over.
Du coup, Rydell cassa la pointe de son crayon en notant l’heure, 10:57. Les deux officiers se regardèrent.
— Impossible, fit Watson.
Rydell hocha la tête :
— Les Russes aussi ont des sous-marins atomiques. Six, d’après nos experts de la CIA, neuf d’après ceux de la Navy. Et si la radioactivité augmente dans le coin, cela ne peut vouloir dire qu’une chose : c’est qu’il y a un autre sub qui se promène ici.
— T’es cinglé ! Ici ? dans la mer de Marmara qui est un vrai cul-de-sac avec le Bosphore au bout, ses filets anti-submersibles et ses mines ! Et toute la 6è flotte par-dessus ?
Watson fît un grand geste de bras, englobant l’espace autour de lui :
— Une vraie cuvette !
— On verra bien si la source est russe. En attendant j’alerte l’Enterprise.
Par le cornet acoustique, il appela le Radio et lui donna l’ordre d’envoyer un message codé.
Watson scrutait la mer au loin, là où devait se trouver le Memphis avec ses 129 camarades. Une angoisse l’étreignit. Il aurait donné cher pour se trouver à bord. Il n’y avait que lui pour savoir tirer toutes les possibilités du sonar. Il sursauta, la voix sortait à nouveau du haut-parleur.
— Ici Harvey. L’augmentation de la radioactivité est confirmée. Notre sonar ne fonctionne plus. Pouvez-vous nous relayer ? Over.
Watson bondit et arracha presque le micro des mains de Rydell.
— Ici Watson. Qu’est-ce qu’on a fait à mon sonar ? Passez-moi l’ingénieur civil. Je vais lui expliquer.
— Inutile, coupa la voix claire d’Harvey, nous avons essayé un dispositif expérimental qui l’a détraqué. Nous allons remonter dès que nous aurons terminé nos vérifications sur la radioactivité. Over.
Presque aussitôt un son strident sortit du haut-parleur : la sirène d’alerte du Memphis. Le capitaine Harvey faisait mettre son bâtiment en position de combat. Un danger le menaçait. Lui aussi savait ce que signifiait l’augmentation de la radioactivité.
Rydell griffonnait fiévreusement sur son bloc des messages que l’on portait promptement au Radio. On lui rapporta une feuille jaune qu’il montra à Watson.
— Aucun sous-marin identifié dans la zone de manœuvre à part sub Memphis.
Watson poussa un soupir de soulagement.
— Leur détecteur doit être déréglé, comme le sonar. C’était franchement impossible que ce soit…
Au même moment la voix d’Harvey éclata dans le haut-parleur :
— Nous pensons avoir localisé la source de radioactivité. Nous nous dirigeons droit dessus. Profondeur E. Nous allons reprendre la profondeur L. Over.
Dans ses écouteurs, Rydell entendit le bruit caractéristique de l’eau chassée des ballasts. Le Memphis remontait. Il nota l’heure, 11:13.
Soudain un hélicoptère apparut, volant très près des vagues dans un grand bruit de rotor. Il se posa sur le pont, au pied de la passerelle où se trouvaient Rydell et Watson.
Un homme en sortit, escaladant illico l’échelle de la passerelle.
— C’est l’amiral Cooper, souffla Rydell, dans ses petits souliers. Il vient certainement aux nouvelles.
L’officier supérieur bondit du dernier barreau et alla droit à Rydell.
— Alors ? Vous avez la liaison avec le 593 ?
C’était le nom de code du Memphis.
Basé sur l’Enterprise, l’amiral Philip T. Cooper était posté trop loin pour capter les messages du sous-marin. Le Skylark était le seul à conserver le contact.
— J’ai la liaison, affirma Rydell et résuma la situation.
— Appelez le 593, ordonna Cooper.
Rydell appuya sur la commande du micro.
— Harvey, Harvey, ici le Skylark, donnez votre cap et votre position.
Pas de réponse. Le micro grésillait doucement.
— Il y a deux minutes, il m’a parlé, murmura Rydell.
Les trois hommes fixaient le récepteur, désespérément muet. L’amiral se tourna vers le marin qui l’accompagnait, porteur d’un poste à ondes courtes.
— Faites immédiatement décoller les escadrilles C et D et que mes bâtiments d’escorte se dirigent vers la dernière position signalée du 593.
Il se retourna vers Rydell.
— Appelez encore.
Rydell se pencha sur le micro et cria presque :
— Harvey, donnez votre cap.
Rien.
L’amiral Cooper arracha le micro des mains du lieutenant. Une veine battait sur son front.
— Ici, l’amiral Cooper, appela-t-il. Harvey, donnez votre position immédiatement. Est-ce que vous contrôlez votre bâtiment ?
Des grésillements se firent entendre dans le micro. Puis une explosion, sourde comme un coup de tonnerre lointain, fit vibrer le micro.
Rydell blêmit.
— Non…
Son pouce appuyait frénétiquement sur un bouton rouge placé devant lui, sur le pupitre. Un klaxon se mit à sonner sur toute la surface du Skylark.
Livide, Watson répétait :
— Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible.
Soudain des mots sortirent du micro, des mots mutilés et hachés, perdus dans des crissements et des grondements.
— Impossible… surface… touchés… explosion avant droit… dépassons… profondeur expérimentale.
Il y eut quelques secondes de silence. Puis les trois hommes entendirent distinctement un bruit sourd comparable à celui d’un mur qui s’effondre. Il y eut encore quelques bribes de mots, indistinctes. Dans les profondeurs de la mer de Marmara, le Memphis essayait de dicter son testament.
Rydell était livide. Il connaissait bien ce bruit, il l’avait souvent entendu durant la guerre. Cela voulait dire que le sous-marin implosait, écrasé par la pression de l’eau. En ce temps-là, ce bruit le remplissait de joie, car c’étaient des ennemis. Tandis qu’aujourd’hui cela signifiait que des dizaines de ses collègues et amis étaient en train de mourir, tout près de lui, et cela en pleine paix, en 1965.
— Envoyez tous les hélicoptères disponibles sur les dernières coordonnées reçues, ordonna l’amiral.
Déjà le Skylark fonçait de toute la vitesse de ses machines. Courbé sur le micro, Rydell continuait d’appeler inlassablement. Debout derrière lui, Watson, les yeux pleins de larmes, fixait le micro sans le voir. Il aurait dû être là-dessous lui aussi.
Les rampes de lancement des grenades sous-marines étaient en place. Une escadrille de F-86, chasseurs de sous-marins, armés de missiles air-mer passa au-dessus du Skylark. Déjà plusieurs hélicoptères tournaient en rond à la verticale du point supposé occupé par le Memphis.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? marmonna Watson. C’est invraisemblable. Un sous-marin russe aurait torpillé le Memphis ? Ici, dans la mer de Marmara ?
— Si c’est un Russe, on va le trouer, gronda Rydell, même si on doit y rester trois mois !
Une série d’explosions sourdes fit sursauter les deux hommes. L’amiral faisait larguer une série de grenades d’exercices, signal convenu de remontée immédiate pour le Memphis.
Rydell baissa les yeux.
— Il ne remontera plus… jamais.
Une fusée rouge éclata dans le ciel, lâchée d’un hélicoptère.
Rydell et Cooper se précipitèrent sur leurs jumelles. Quelques instants plus tard, ils les abaissaient et se regardaient en silence : à deux miles, à l’ouest du Skylark une énorme tache d’huile remontait lentement à la surface de la mer. C’était le signe du désastre. Éventré, le Memphis perdait son sang.
[… à suivre]
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