Ada et ses compagnons virent arriver lentement et irrésistiblement, la grosse coque noire du cargo. Sur le pont arrière, des hommes gesticulaient en criant.
Toujours gracieusement, toute la poupe du cargo sortit de l’eau et s’encastra avec un craquement épouvantable dans une des maisons de bois qui s’effondra. Cependant le quai en ciment résista, et les tôles du navire se déchirèrent comme du papier. Un déluge de caisses – sa cargaison – s’abattit au milieu des débris de bois. Arrivé au bout de son élan, le cargo s’arrêta. Il avait bien pénétré de six mètres à l’intérieur du quai.
Interdits, les J&Bs, Yavuz et Niklas se tournèrent vers SAS. Elle sourit et tendit le poing dans l’air, en signe de victoire.
— Ça a marché, dit-elle.
Deux des caisses avaient complètement volé en éclats. De longs objets noirs étaient éparpillés sur le quai. Elle désigna l’amoncellement métallique.
— Vous avez déjà vu des mitrailleuses démontées ?
Les autres n’eurent pas le temps de répondre. Des sirènes hurlantes provinrent de toutes parts, des voitures de la Sécurité turque envahirent tout l’espace des deux côtés du pont. Les policiers établirent rapidement un cordon autour du cargo encastré dans le quai.
SAS et ses quatre accompagnants approchèrent. Un policier turc ramassa un morceau de caisse et le montra à ses collègues. Il y avait dessus, en caractères cyrilliques sur trois lignes – que lu et traduisit Ada à ses amis :
— « Pièces détachées | Pour tracteurs | Offertes par l’U.R.S.S. ».
Et tout autour, il y avait au moins une vingtaine de canons de mitrailleuses lourdes qui n’auraient pas été commodes à inclure dans l’assemblage d’un tracteur.
— Je connais un capitaine qui va avoir des ennuis, dit Ada.
— Ils sont venus vachement vite les flics, fit Jones.
— Oui, ils étaient au courant. C’est le dernier cadeau du lieutenant Beyazit. Il savait que les armes qu’il avait réclamées pour sa révolution devaient arriver par ce cargo. Le reste a été une question d’organisation.
Les J&Bs ouvraient de grands yeux admiratifs.
— Eh non ! Ce n’était pas un hasard, continua Ada. Les cordes ont cassé au moment parfait, calculé. C’était le seul moyen de pouvoir jeter un œil sur la cargaison. Autrement, les caisses auraient été débarquées de nuit dans un coin désert. Et il y en avait certainement pour d’autres pays.
— Mais… Et les habitants de la maison démolie ? fit Niklas un grand sensible.
— On les a évacués cette nuit.
Tous regardaient le capitaine du Volga en conversation animée avec un policier turc qui demandait poliment si, en Russie, les tracteurs sont équipés de mitrailleuses lourdes. Et que, de toute façon, c’était très, très difficile de monter un tracteur rien qu’avec des pièces de mitrailleuses, non ?
— Venez, conclut Ada, joyeuse. La représentation est terminée ! Il faut…
Sans terminer sa phrase, elle hurla :
— A plat ventre !
Niklas la regarda avec des yeux ronds, cloué sur place, ne sachant comment interpréter son cri. Il y eut un curieux sifflement. SAS saisit le co-pilote par le bras et lui fit un croche-pied pour qu’il s’allonge sur le sol. Les J&Bs, rompus aux exercices d’évitement, se couchèrent d’un seul mouvement. Yavuz se baissa derrière le long parapet du pont. Un autre sifflement fit bruisser l’air à l’endroit où était la tête d’Ada une seconde plus tôt.
— Mais, on nous tire dessus, beugla Jones.
Instantanément, l’artillerie fut dehors. Brabeck avec un Colt 45 magnum nickelé, Jones avec son et même Yavuz avec sa vieille pétoire espagnole.
Imaginez cinq personnes se couchant sur le ventre au parvis de Notre-Dame, en plein après-midi. Les Turcs se demandaient si ce n’était pas une nouvelle secte religieuse en mal d’adeptes, lorsqu’une femme aperçut les revolvers. Elle poussa un cri perçant ce qui déclencha l’hystérie de la foule qui s’agita dans tous les sens pour finalement s’amasser en petits groupes accroupis ici et là.
Un éclat de pierre sauta du parapet, derrière Jones qui tendit son bras et tira instinctivement, par réflexe.
— Arrêtez ! Sur quoi tirez-vous ? cria Ada.
Jones ne répondit pas, confuse. Elle avait tiré comme ça, au jugé, en direction de la provenance des tirs sur eux.
La situation commençait à devenir délicate. Les balles ne pouvaient venir que de la petite place avant le pont, au sud, qui grouillait de monde. Il y avait des voitures en stationnement, les étals d’un petit marché, une foule de passant. Ça pouvait venir aussi d’une des fenêtres des maisons bordant la place.
— On ne peut pas rester comme ça, fit Brabeck.
— Si on se lève on va se faire tirer comme des lapins, répliqua Jones. T’as une autre idée, toi ?
Un autre sifflement, suivi d’un long miaulement. La balle avait ricoché sur le trottoir.
— Nom de Dieu de nom de Dieu, fit encore Jones.
— Couvrez Niklas, ordonna SAS.
Pour ça, un agent de la CIA ne connaissait qu’une méthode qu’on lui avait apprise au FBI. Jones rampa jusqu’au co-pilote et se laissa tomber sur lui, le couvrant de son corps. Niklas poussa un cri étouffé et se débattit, alors que les 90 kg de Jones le clouaient solidement sur l’asphalte. Merde, se dit Jones il pourrait être flatté : c’était la protection réservée aux chefs d’État. Mais le choc avait un peu râpé le nez du co-pilote contre le trottoir, et Jones était sacrément lourde… et puis c’était une femme ? Il n’avait jamais fait attention.
Mètre par mètre, ils scrutaient la place. Le tueur était là, c’était sûr et certain. Comme il utilisait certainement un silencieux, il pouvait les aligner à son aise sans que l’on puisse déceler le point de départ des tirs.
Brabeck se redressa légèrement pour voir derrière une rangée de marchandes de quatre-saisons. Son chapeau s’envola de sa tête et il replongea précipitamment.
— Essayons de nous éloigner en rampant, proposa Ada. Autrement, on ne s’en sortira jamais.
Ils amorcèrent leur reptation quand Jones gémit, incrédule :
— Mais je rêve !!!
Moustachu et solennel, le flic du carrefour s’avançait vers eux en balançant une matraque.
— Qu’est-ce que vous foutez ? cria-t-il. Levez-vous et partez ! Et plus vite que ça !
Il balançait ses bras dans tous les sens, fournissant un point de repère – s’il en fallait un autre – parfait pour le tireur.
— On tire sur nous, essaya d’expliquer Ada en turc.
— Et vous vous foutez de moi en plus, se fâcha le moustachu.
Soudain, il aperçut les armes des J&B’s. Cela le figea, un instant seulement, puis son sens du devoir repris le dessus :
— Lâchez vos armes et levez-vous, insista-t-il.
Et il voulut prendre son revolver dans son étui. D’un geste martial, il fit sauter le bouton-pression et… se sentit tout bête : comme d’habitude, sa femme avait remplacé son pistolet réglementaire par une petite bouteille de thé. Oui, il avait développé une gorge fragile à rester tous les jours au milieu d’un des carrefours les plus fréquentés d’Istanbul.
Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur son thé : avec un aïe bref, il s’affala à côté d’Ada, une balle dans le tibia.
La circulation était complètement arrêtée des deux côtés du pont et créait des bouchons montres. Beaucoup de gens étaient descendus de leur voiture et observaient à distance respectueuse l’étrange groupe à plat-ventre. Les piétons aussi avaient stoppé leur marche et discutaillait. De l’opinion générale il s’agirait du tournage d’un film ou d’une publicité. Et on trouvait ça très drôle. Comme on n’entendait aucun coup de feu, personne ne pensait à un danger quelconque. Le numéro du flic moustachu fut trouvé très réaliste.
Les six, aplatis sur le pont, commençaient, eux, à trouver le temps long. Niklas surtout qui suffoquait sous les kilos disciplinés de Jones.
C’est SAS qui fit évoluer la situation. Depuis un moment, elle scannait la place de gauche à droite, enregistrant tout ce qui pouvait paraître suspect. Chaque nouveau scan répertoriait tous changements depuis le précédent.
— Il est dans la voiture là, la Fiat noire, dit-elle soudain. Derrière le marchand de pastèques, à côté du tramway.
À travers l’étal du marchand, elle avait entrevu la silhouette d’un homme lisant son journal, assis au volant. Le journal bougea un peu : une balle passa au-dessus de leurs têtes.
Jones et Brabeck avaient vu aussi.
— On y va, fit Brabeck.
D’une détente puissante, il plongea jusqu’au milieu du pont, entre deux voitures arrêtées. Il était dans un angle mort. En deux enjambées, il gagna l’autre trottoir et commença à progresser vers la voiture noire.
Jones suspendit son colt militaire entre ses dents par l’anneau de sa crosse et se souleva doucement au-dessus de Niklas qui put recommencer à respirer. À quatre pattes, elle avança vers la tête du pont.
Yavuz la suivit. Lui aussi avait un compte à régler. Et un sérieux. Lui avait non seulement reconnu la voiture, mais aussi Dmitriev à son volant. Tous les trois arrivèrent ensemble à l’entrée de la place.
Dmitriev aperçut Brabeck et son magnum. Il tira dans sa direction, très vite trois fois, silencieusement, puis s’échappa de la voiture. Par miracle, les trois projectiles se perdirent. L’agent de la CIA n’osa pas riposter. A cette distance, il n’était pas sûr de le toucher. Et il y avait toujours beaucoup de monde autour qui ne s’apercevait de rien.
Dmitriev s’enfuit vers le haut de la place, se faufilant dans la foule dense du marché. Ses trois poursuivants avaient trente mètres de retard. Aucun n’osait tirer.
Brusquement, le Russe bifurqua et, durant deux secondes sa silhouette se détacha de la foule en passant devant un mur. Les trois armes partirent en même temps. Dmitriev chancela et reprit sa course pour disparaître dans une petite ruelle.
SAS et Niklas arrivaient en courant, essoufflés. Niklas saignait du nez.
— Je crois qu’il est touché, dit Yavuz.
Tous les cinq s’engagèrent dans la ruelle. Personne. À chaque porte, Yavuz questionnait. On n’avait pas vu entrer d’homme correspondant au signalement de Dmitriev. Ils arrivèrent au bout de la ruelle. Elle était barrée par deux policiers turcs qui faisaient leur ronde de quartier. Eux non plus n’avaient vu personne. Et ils n’avaient pas bougé depuis plus une demi-heure.
— Il ne s’est quand même pas fait la malle, fit Jones dépitée.
— On ne peut pas laisser ce type en liberté, il est armé et capable de n’importe quoi, ajouta Brabeck.
— Refaisons la ruelle dans l’autre sens, proposa Yavuz.
Ils revérifièrent chaque encoignure, chaque porte non verrouillée qui aurait pu accéder à une cour. Sur la gauche, il y avait un petit café, Ada y jeta à nouveau un coup d’œil… et le vit.
Accoudé au comptoir, le dos à la porte, elle l’avait pris pour un consommateur ordinaire. A présent, une grande tache brune couvrait la bonne moitié de son dos, du côté de l’omoplate droite, et le trahissait. Il dut sentir des yeux qui l’observait. Il se retourna lentement et son regard noir croisa les yeux dorés.
Avant qu’il ait pu esquisser un geste, Jones et Brabeck étaient sur lui et le ceinturaient. Il gémit de douleur et se laissa glisser à terre. Jones le fouilla et trouva le long pistolet noir passé dans sa ceinture.
— Il a bien reçu une balle, remarqua Jones.
La chemise était pleine de sang. Dmitriev murmura quelque chose. Ada se pencha sur lui.
— Quoi ?
— Je regrette de vous avoir… ratée !
Elle vit les muscles de ses mâchoires se contracter. Le Russe eut un sursaut, ses yeux se révulsèrent et il ne bougea plus.
— Il s’est empoisonné, dit Ada. Il devait avoir une cartouche de cyanure dans une dent. Il n’a eu qu’à serrer un peu fort…
[à suivre…]
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