Épisode 25/30

4.7
(22)

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Il avait la tête de l’emploi, March. Carré, le cheveu à 5 mm, des yeux gris et de la dureté à revendre. Sa poignée de main transforma les phalanges de SAS en bouillie.

— March a vingt hommes avec lui. Tous des plongeurs d’élite, continua Cooper, qui ne diront jamais ce qu’ils ont fait. Ils sont à votre disposition.

Ada inclina la tête en guise d’entente.

La masse noire du pétrolier approchait. Des signaux lumineux furent échangés. La chaloupe vint frapper l’échelle de coupée et tous les quatre montèrent à bord. Cooper les emmena au carré des officiers.

Le spectacle était impressionnant. La pièce était pleine d’êtres noirs et luisants, collés les uns aux autres. Le moindre mouvement provoquait des vagues de squitchs caoutchouteux.

— Voici mes hommes-grenouilles, annonça March. Ce sont les meilleurs des États-Unis. Ils peuvent tout faire sous l’eau, même tricoter. Celui-là, Rick Costano, fit-il en désignant l’un des hommes, est arrivé cet après-midi de Californie, en avion privé. C’est le meilleur spécialiste en explosifs sous-marins que nous ayons.

Tous portaient à la ceinture une longue dague dans un étui de liège. Elle repensa à l’homme-grenouille soviétique qui avait déclenché toute l’affaire. Lui aussi devait se sentir invulnérable sous l’eau.

— Ils connaissent le but de cette mission, continua Cooper. Donnez-leur un maximum d’indications… Vous devrez les guidez. Pour les questions techniques, adressez-vous à March. Il sait tout. Ce tableau noir est à votre disposition.

SAS fendit la marée de caoutchouc noir avec, seuls éléments visibles,  des visages d’un même ovale. Tous étaient attentifs, sans expression, prêts à obéir aux ordres.

Elle commença les explications en dessinant sur le tableau. La démonstration dura près d’une demi-heure. March et ses hommes avaient posé beaucoup de questions. À la fin, il secoua la tête et fit, entre ses dents :

— C’est fantastique. Encore plus fort que le tunnel de Berlin !

Cooper se tourna vers lui.

— Est-ce que l’opération est réalisable ?

— Sans aucun doute, Amiral. Mais une nuit, ça risque de faire un peu juste.

— Pas le choix.

— Nous ferons notre maximum.

Cooper se tourna maintenant vers Ada.

— SAS, vous allez partir avec un premier groupe de cinq hommes pour reconnaître l’entrée du tunnel. Les autres et le matériel vous attendront le long de l’Arkhangelsk, côté bâbord. Là, personne ne peut vous voir.

Elle enfila, elle aussi, une combinaison d’homme-grenouille par-dessus son uniforme de marin. Ainsi, toute de noire vêtue, elle sera moins visible dans l’obscurité. Puis elle embarqua à bord d’un petit dinghy avec quatre hommes et March.

Deux hommes tiraient sur les avirons, ils avançaient le long de la rive asiatique du Bosphore. Ada écarquillait les yeux pour ne pas rater ses points de repère. Ils dépassèrent l’Arkhangelsk, immobile et noir. Puis, quelques coups de rames plus loin :

— C’est là, souffla-t-elle.

Elle avait aperçu les lumières du bâtiment militaire de contrôle. L’entrée du tunnel était exactement à l’aplomb de ce repère, en plein milieu du Bosphore.

 

À voix basse, SAS expliqua la position aux cinq hommes. Ils l’écoutèrent sans mot dire, puis, un à un, se laissèrent glisser dans l’eau noire sans faire un seul clapotis. Elle resta seule à bord, attrapant les avirons pour contrarier la dérive et ainsi ne pas se laisser emporter par le courant.

Tout était calme. De temps en temps un bateau, illuminé comme les Galeries Lafayette au mois de décembre, défilait au milieu du Bosphore. Tout au sud, la Tour de Rumeli, sur la rive européenne, se détachait au milieu de son éclairage son et lumière.

Un quart d’heure plus tard, l’eau bougea et une ombre noire se hissa à bord du dinghy. C’était March. Il se débarrassa de ses bouteilles et dit simplement :

— Ça y est. Nous avons repéré le tunnel. Y a un courant terrible ! Allons chercher les autres.

Il reprit les avirons et en cinq minutes, ils avaient rejoint l’Arkhangelsk. Cinq dinghies étaient collés à son flanc. L’éclair blanc d’une lampe électrique les aveugla et s’éteignit tout de suite. SAS eut le temps de voir que l’une des barques était entièrement chargée de caisses de bois. Le colonel March avait déjà réuni les petites embarcations autour de lui et donnait les instructions à ses hommes. Puis il prit la tête d’un véritable convoi flottant qui s’arrêta là où Ada fit « Stop ! ».

Un des hommes-grenouilles attacha tous les dinghies ensemble. Un par un, les hommes plongèrent en silence. Deux d’entre eux partirent en remorquant un petit bateau pneumatique chargé à ras bord de caisses mystérieuses. Et une fois de plus, elle resta seule au milieu des embarcations vides.

Elle avait le cœur qui battait un peu plus vite en pensant que peut-être, des hommes-grenouilles soviétiques avaient eu la bonne idée de vouloir vérifier leur tunnel au même moment.

March ne revint qu’une heure plus tard. Il était accompagné de quatre hommes.

— Nous avons besoin de matériel, expliqua-t-il. Tout va bien ! C’est long parce que c’est à plus de vingt mètres de fond.

Chaque homme reprit un dinghy. L’un d’eux resta sur place pour marquer l’endroit. Ils repassèrent devant l’Arkhangelsk et arrivèrent devant la masse sombre du Marble Head qui grouillait d’animation. Étrange pétrolier !

Tous les hommes à son bord étaient en tenue de combat. Des piles de caisses s’empilaient sur le pont. Aucune lumière n’était visible… Tout se passait à la très faible clarté d’un tout petit croissant de lune. A cent mètres, de la rive, il était impossible de se douter de quoi que ce soit. Une procession d’ombres recommença à charger les caisses dans les dinghies.

Le colonel March s’approcha de SAS :

— Nous n’avons plus besoin de vous. Mes hommes ont repéré le tunnel. Il ne reste plus qu’à y acheminer le matériel. C’est presque de la routine, et il va y en avoir pour plusieurs heures. À moins que vous ne vouliez plonger avec nous… ?

— Non, cela ne m’est pas nécessaire, j’ai totalement confiance ou vous ! dit-elle avec un demi-sourire.

Elle désigna un des ponts où s’affairaient trois hommes-grenouilles : — Qu’est-ce qui se passe là-bas ?

Les trois hommes assemblaient une étrange machine : un bâti métallique posé sur deux fuseaux en forme de torpilles terminés par une hélice encagée dans un treillis métallique. Deux poignées ressemblant à un guidon de bicyclette étaient fixées sur le bâti. De chaque côté, de petits ailerons mobiles dépassaient comme des nageoires.

— Ils sont en train de monter nos brouettes sous-marines, expliqua March. Nous les avons mises au point d’après les torpilles Rebikoff. Conduite par un homme-grenouille, chacune peut transporter sous l’eau près de 200 kg. Nous en avons six ici qui vont faire la navette entre notre point de repère et le tunnel. Ce serait trop dangereux de se balader au milieu du Bosphore avec notre chargement. Et comme on ne peut pas se payer le luxe d’avoir des feux de position…

Épatée, Ada regarda un des engins s’enfoncer dans l’eau sans un bruit, emporté par son poids et retenu par une silhouette de caoutchouc noir.

— Il mettra le moteur en route quand il sera à trois ou quatre mètres dans l’eau, expliqua March.

Puis elle désigna deux silhouettes accroupies de part et d’autre de la coupée, équipées d’armes étranges : de longs fusils surmontés de ce qui ressemblait à une lunette terminée par une sorte d’écran. Le bout du canon était énorme.

­— Et là ? Qu’avez-vous préparé ? Je n’ai jamais vu ce type d’armes.

— Ce sont des fusils infrarouges équipés de silencieux, dit March. Au cas où l’on nous surveilleraient et voudraient intervenir. Ils portent à cinq cents mètres et du rivage on n’entendrait même pas la détonation.

Elle quitta le pont rassurée. L’opération semblait parfaitement organisée.

— On vous appellera demain matin, promit March. Et si nous n’avons pas terminé, nous continuerons la nuit suivante.

SAS retourna au carré des officiers ôter sa tenue de caoutchouc. Rhabillée en marin de première classe, elle prit place dans la chaloupe officielle qui s’éloigna du pétrolier avec un teuf-teuf rassurant.

 

Elle accosta sur un quai désert. Regarda sa montre : 23h30. Niklas devait être dégoûté… s’il était encore au Tarabya !

La Ford grise de la Navy était toujours là. Le chauffeur somnolait appuyé sur son volant. Elle le fit sursauter en ouvrant la portière.

— Allez, hop, on va en face, dit-elle. Je suis très en retard, essaie de trouver un raccourci !

Le chauffeur rit.  Pas de raccourci possible sur le Bosphore, à moins d’être une voiture amphibie.

Dans le noir, elle eut toutes les peines du monde à se rhabiller convenablement. Le chauffeur conduisait à tombeau ouvert. Ils arrivèrent pile au bac. Il n’y avait presque personne. Dix minutes plus tard la Ford entrait dans la rue qui menait au restaurant.

— Laissez-moi là, cela ira très bien, dit-elle.

Elle descendit de la voiture qui fit demi-tour et repartit d’où elle venait, de l’autre côté du Bosphore. La terrasse du restaurant était à cinquante mètres, bondée.

 

C’est juste si Niklas leva la tête de son assiette quand elle arriva à la table : il en était au dessert, un baklava collant de miel. Ada s’assit et se confondit en excuses : elle avait dû attendre son coup de téléphone très longtemps, elle était désolée, n’avait pas trouvé dans l’annuaire le nom du restaurant…

Niklas l’écouta sans mot dire. Yavuz qui lui avait tenu compagnie jusque-là, avait les yeux baissés et essayait de garder son sérieux.

— Il paraît que plus l’attente est longue, plus la femme est belle…, articula enfin Niklas, sans aucun humour. Deux heures c’est au-delà de toute beauté terrestre, non ?

Et il enfourna une énorme bouchée de baklava. Yavuz acquiesça, toujours accommodant, et maintenant que Son Altesse était arrivée, en profita pour retourner à sa Buick. Le suivant machinalement du regard, Ada aperçut un petit gars de cinq-six ans qui passait entre les tables en vendant des petits paniers de mûres sauvages. Elle l’appela et lui donna une livre. Le gosse, ravi, posa sur la table ses deux derniers paniers. Elle poussa les deux paniers vers Niklas et lui glissa :

— Mangeons-les ensemble.

L’atmosphère se détendit. Elle en profita pour poser une main sur son genou, sous la table. Il ne la retira pas. Tout en mangeant leurs mûres, ils commencèrent à roucouler.

Soudain le regard de Niklas se durcit. Il retira d’un geste sec sa main de celle d’Ada. Les yeux du co-pilote étaient fixés sur la couture d’épaule de sa robe.

Elle y jeta un coup d’œil et reçut une tonne de briques sur la tête. Dans la voiture de la Navy, elle avait enfilé sa robe à l’envers. Toutes les coutures étaient apparentes.

— Tu te déshabilles pour téléphoner toi ? demanda Niklas d’une voix trop douce.

Et avant qu’elle ouvre la bouche, il enchaîna :

— Je comprends maintenant. Tu voulais faire un petit doublé dans la même soirée. Et avec la complicité de ton chauffeur en plus ! Quand je pense que je t’ai attendu tout ce temps…

Elle voulut lui reprendre la main.

— Laisse-moi, grinça-t-il, vexé. Ramène-moi à l’hôtel !

Il se leva, traversa la rue et alla s’asseoir dans la Buick. Ada fulminait intérieurement. Impossible de lui expliquer qu’elle s’était déshabillée toute seule et qu’il ne s’agissait pas d’un quelconque plan d’addition de séduction.

Elle paya l’addition et rejoignit Niklas. Quand elle entra dans la voiture, il se renfrogna un peu plus. Il ne desserra pas les dents de tout le retour.

 

Arrivés au Hilton, Niklas demanda sa clé et disparu dans l’ascenseur sans un mot. Ada, déconfite, regarda sa montre et se dit qu’un peu de vodka-lime au bar l’aiderait facilement à patienter jusqu’à la fin du spectacle de Sifiye.

[à suivre…]

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