— C’est une petite somme, fis-je faussement modeste, et j’ai des difficultés avec les autorités turques, il semble qu’il soit difficile de faire virer de grosses sommes.
Sarkagöz se plia en deux, les yeux mouillés de reconnaissance, et m’assura de son indéfectible dévouement… Et tant que le dollar ne serait pas dévalué, je n’aurais pas de plus fidèle ami, me dis-je. En investissant ces 2’000 dollars dans sa compagnie, j’étais ainsi sûre qu’il n’irait pas trouver les Russes.
— Appelez-moi au Hilton dès que vous saurez quelque chose, concluais-je. Et surtout, ne parlez de ma visite à personne. Vous savez qu’on se méfie beaucoup des capitaux américains à l’étranger.
Le Turc repoussa de ses petites mains potelées une aussi abominable supposition : comment pouvait-on ne pas aimer les dollars ?
Dans l’ascenseur, je riais toute seule en pensant à la tête des scribouillards de Washington lorsqu’ils verraient sur ma note de frais : achat d’un pétrolier russe : 2’000 dollars.
Tranquillisée par mon idée qui semblait prendre le bon chemin, je choisis de flâner un moment avant de rentrer à l’hôtel. Chaque ville a sa propre odeur qui se définit surtout par sa proximité avec la mer. Un port, peu importe sa grandeur, apporte ses effluves mélangées de marécages, de iode et de poissons plus ou moins vivants. Si l’on ajoute les étals des pêcheurs, on obtient un air à 80% de poiscailles. Pour moi, enfant des Alpes, l’odeur des ports m’étaient assez difficile à soutenir.
Pour ce qui était d’Istanbul, port immense, il fallait ajouter à la mixture maritime une grosse cuillère à soupe de pétrole et quelques cuillères à café de pistaches grillées.
Au bord de la nausée, j’abdiquais et montais dans la carcasse d’une Ford qui était en réalité un taxi.
Arrivée dans ma chambre, la lumière rouge clignotait hargneusement sur mon téléphone. Je décrochai et composai le numéro du standard.
— Il y a un message pour vous : « Veuillez rappeler M. Elmasry ».
Je n’eus pas le temps de le faire. On frappait à ma porte. En l’ouvrant je fus repoussée par un cyclone en smoking noir qui hurla :
— Il est où le bellâtre ? Où ? Que je lui crève les yeux ?
Sifiye se jeta à quatre pattes entre les lits jumeaux, se releva et se campa devant moi. J’avais commencé à me déshabiller pour me changer et ma chemise était ouverte sur mon soutien-gorge. Il avala difficilement sa salive et brusquement changea de tactique. Il vint se coller à moi, me caressant la joue et déposant ses lèvres sur les miennes, tout en douceur :
— Je ne te plais plus ? demanda-t-il avec chagrin.
En même temps il ondulait très lentement contre moi. Je sentais son érection contre ma hanche. Sa langue humide fit le tour de ma bouche avant de pénétrer entre mes dents. À tâtons, il cherchait la tirette de la fermeture éclair de ma jupe, dans mon dos.
— Non, soufflais-je en reculant, pas maintenant.
Il me serra plus fort contre lui et réussit à ouvrir ma jupe qui tomba sur mes pieds et découvrit des jarretelles de dentelle noire. Ces mains agiles arpentaient toutes les parties de mon corps. Il me susurra :
— Alors, il était déjà parti quand je suis arrivé ?
— Qui donc ? soupirais-je, à mille lieues.
— Le Sud-Américain, là…
— Tu es fou, personne n’a jamais mis les pieds ici à part toi, mentais-je.
— Alors, pourquoi tu m’as fait garder par tes deux agents ?
— Parce que j’avais peur qu’il t’arrive quelque chose.
Il éclata de rire, cassant quelque peu l’ambiance :
— Tu veux dire qu’ils sont là pour me protéger ?
— Mais oui. Je te rappelle qu’on a voulu me tuer avant-hier ! À propos, comment t’ont-ils laissé sortir de ta chambre ? Et tout seul en plus !
Il rit de plus belle.
— Laissé sortir ? Mais, ma chérie, je suis parti, c’est tout…
Il s’assit sur l’un des lits, m’attira près de lui pour reprendre son affaire et lâcha :
— Ils sont dans la salle de bain…
— Quoi ? m’exclamais-je, plus du tout dans l’ambiance.
Je remettais ma jupe pendant qu’il continuait modestement :
— Ils étaient assez inquiets. Alors, pour leur changer les idées, je leur ai proposé un tour qu’ils n’ont sûrement jamais vu et les ai mis au défi d’en trouver le truc. Cependant il fallait qu’ils aient la surprise et qu’ils me laissent m’habiller seul, pour faire la mise en place, tu vois. Et je leur ai juré sur la Bible que je ne m’en irais pas.
— Sur la Bible ? Tu es musulman !
— Bah, ils ne le savent pas ça, rit-il. Quand ils ont été dans la salle de bain, j’ai passé ma veste de magicien… et j’ai bloqué leur porte avec une chaise avant de sortir.
J’étais déjà prête devant la porte :
— Referme ton pantalon et viens.
Il s’exécuta docilement, déçu de l’interruption.
Nous avons pris les marches pour monter au quatrième. Sifiye mit doucement la clef dans la serrure. La chambre était vide. Et la porte de la salle de bain, toujours bloquée par une chaise, tremblait sous un déluge de coups, finissant par céder, arrachée de ses gonds. Leur énorme colt au poing, les J&Bs jaillirent de la petite pièce, écarlates de rage. Ils stoppèrent instantanément en me voyant et bafouillèrent :
— Ce, ce…
— …magicien ? continua mon Egyptien, les bras croisés, un grand sourire aux lèvres qui n’aidait pas vraiment à calmer l’atmosphère.
— Ca va, ça va, m’interposais-je avec mes deux mains levées. J’ai compris. On ne peut pas vous donner des personnes à garder quoi ! Pour des cracks de la CIA, je ne sais pas ce qu’il faudrait en penser, les taquinais-je en hochant la tête.
Jones et Brabeck jetèrent un regard noir à Sifiye qui se retenait d’éclater de rire.
— Allons déjeuner, lançais-je pour changer de sujet.
A la terrasse de l’hôtel, là où s’était écrasé le pauvre Watson trois jours plus tôt, nous avons commandé quatre rakuh et deux tours de meze, froids et chauds.
Après le café, nous nous sommes séparés et mon Egyptien et moi avons pris l’ascenseur sous le regard réprobateur de Jones et Brabeck. Je ne pus que hausser les épaules en réponse.
***
Ada était allongée auprès de Sifiye qui avait réuni les deux lits jumeaux pour n’en faire qu’un. Nus tous les deux, ils se câlinaient du bouts des doigts.
Le téléphone sonna. Ada regarda l’heure sur l’horloge incrustée dans le secrétaire : 15h55. Elle décrocha :
— Nous avons fait votre petit travail, annonça l’amiral Cooper. Je vous envoie quelqu’un pour vous faire un compte rendu. Il viendra directement à votre chambre, dans une heure.
Elle se tourna vers son amant, lui glissa un baiser et dit le plus délicatement possible :
— Il faut me laisser, je dois recevoir quelqu’un.
Malgré toute la douceur du ton de sa voix, il se froissa :
— Qui ? demanda-t-il se couvrant avec le drap par réflexe.
— Je ne peux pas te le dire, et tu n’as aucune raison d’être jaloux ! Je t’appellerai tout de suite après.
Une heure plus tard on frappa à la porte. SAS se trouva en face d’un grand type, le visage tanné, coupe brosse à sabot trois millimètres. Il se présenta : « Lieutenant Hill, du Marine Corps. »
— Alors ? interrogea Ada, après que son visiteur se soit assis sur le bord d’un des fauteuils.
— Eh bien, j’y ai été moi-même avec deux de mes gars. En homme-grenouille. Nous avons plongé trois fois.
— Et ?
Hill se frotta la joue.
— S’il y a des gens qui vous ont dit qu’on n’avait pas pu renflouer ce bateau, ce sont des menteurs.
— Pourquoi ?
— Parce que votre pétrolier, je vous le sors de là en trois jours avec deux bateaux-pompes et une équipe pour boucher un trou à l’avant. Il n’est ni enfoncé dans le sable ni dans de la vase parce qu’ici, le fond est rocheux. La coque est coincée entre deux rochers.
Ada objecta :
— Pourtant il y a une drague qui a travaillé dans le coin pendant des semaines et qui a sorti des tonnes de terre. Et puis aussi, il y avait une fosse rocheuse qui a été comblée.
Hill secoua la tête.
— Ça ne vient pas de sous le bateau. Et de toute façon ce navire, il est moisi jusqu’à l’os, ça ne vaut même pas le coup de le sortir de là. Si on donne un coup de poing à travers une des tôles, ça traverse ! Je ne me risquerais en tout cas pas en Méditerranée avec. Voilà !
L’officier se leva, SAS en fit autant. En pleine réflexion, déjà ailleurs, elle prit congé de son interlocuteur.
Décidément, le mystère s’épaississait. Non seulement l’Arkhangelsk n’était pas l’Arkhangelsk, mais il n’était pas à proprement parlé échoué et ne valait même pas le coup qu’on s’en occupe ! Rien de tout cela était normal. Cela cachait forcément quelque chose ! Il fallait coûte que coûte aller voir. Cependant comment le faire sans alerter toutes les parties ?
Avant de s’y risquer, il y avait encore la carte Sarkagöz à jouer !
Après avoir rapidement appelé Sifiye pour lui indiquer que les J&Bs allaient assurer sa protection et qu’elle le verrait probablement demain car elle avait plusieurs rendez-vous qui concernait son investigation et jusqu’à tard, elle sortit.
Une fois de plus, elle se faufila par la porte de service. Dehors le soleil commençait à peine à descendre et le Bosphore avait l’air d’une carte postale.

15.
Istanbul, Turquie
Fin de journée du jeudi 29 juillet 1965
De retour chez Sarkagöz et Cie, L’huissier barbu et sans col m’introduisit dans le petit salon et m’apporta l’inévitable tasse de thé. Cette fois, je n’eus pas le temps d’y tremper les lèvres.
Sarkagöz n’était plus le même. Son visage luisant s’était comme affaissé et ses petites mains potelées reposaient tristement sur ses hanches.
— Asseyez-vous, dit-il d’une voix moribonde.
— Alors, quelles sont les nouvelles ? demanda Ada, engageante.
Le petit homme leva ses petits bras, découragé.
— C’est bien mauvais, bien mauvais. Je ne comprends pas ces Russes décidément. J’ai vu l’attaché commercial, un homme très poli et très gentil. Mais quand j’ai parlé de l’Arkhangelsk, je me suis heurté à un mur. Le bateau n’est pas à vendre. Il sera renfloué par le ministère de la Marine soviétique à qui il appartient.
— Vous avez insisté ?
— Si j’ai insisté ? Il m’a pratiquement jeté hors de son bureau tellement je l’implorais. Et je lui ai offert un prix qu’aucun concurrent ne pouvait offrir, afin de pouvoir faire cette première affaire avec vous. J’ai même dit que j’avais déjà visité le bateau, qu’il était en très mauvais état, impossible à réparer, que tout était pourri. Il ne m’a même pas écouté.
— Vous avez vraiment été voir le bateau ?
— Oh, j’ai seulement été sur le pont avec deux de mes hommes. Bien sûr, il n’est pas brillant, mais réparé, on pourrait très bien le vendre aux Grecs, ils achètent tout. D’autant plus que j’ai l’impression que le feu n’a pas causé tellement de dégâts. J’ai remarqué que…
Le téléphone sonna et Sarkagöz entama une interminable discussion en turc au sujet d’un dock flottant qui ne flottait plus et qui aurait dû flotter. Lui, Sarkagöz, ne pouvait rien contre la volonté de ce dock qui s’obstinait à rester entre deux eaux. Après tout, on pouvait très bien y travailler, les ouvriers n’ayant de l’eau que jusqu’à la ceinture.
Il raccrocha enfin, accablé. Il avait dû néanmoins convaincre son interlocuteur, car il ébaucha un pâle sourire. Je n’avais plus le temps d’attendre.
— Vous devriez tenter encore votre chance, dis-je. En écrivant directement au ministère soviétique à Moscou. L’homme qui vous a répondu n’est peut-être qu’un petit fonctionnaire sans autorité qui a voulu faire du zèle.
Le Turc sauta sur cette excellente idée et assura que la lettre partirait le jour même.
[à suivre…]
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