Épisode 17/30

4.6
(20)

[< épisode 16]

Kudret fit une pause de quelques secondes et continua encore plus triste :

— D’autant plus qu’il y allait pour ainsi dire jamais, à ce bateau. Il passait des journées entières à traîner ici, toujours accompagné de son type. Ou alors il était chez lui, toujours avec le gars. Moi, je pensais que c’était une drôle de vie. Pourtant, il avait pas l’air malheureux. Un jour, même, il m’a dit : « Dans deux ou trois mois, on va s’acheter un entrepôt et deux camions et on pourra aller jusqu’à Ankara chercher des vieilles bagnoles.» Seulement, on n’a jamais acheté de camion, parce que Bektaş, lui, il s’en est pris un de camion. Pas comme il aurait voulu…

— C’était quand, l’accident ? redemandais-je.

— Oh, il y a un moment… Il venait enfin d’en finir avec les autres, ceux qui lui tenaient tout le temps la grappe. Il paraît qu’on n’avait pas pu renflouer le bateau, et qu’ils abandonnaient. Bizarrement, ça n’avait même pas eu l’air de les ennuyer. Un soir, Bektaş est revenu au chantier, tout seul. J’étais vachement surpris ! Il m’a dit « Kudret, voilà 2’500 livres, comme je t’ai promis. Lundi, tu vas rengager quatre ou cinq types, et on va se remettre à travailler. Et on va acheter un bateau à casser, le premier que je trouve on se le fait. »

Kudret s’arrêta. Il tenta vainement de faire perler une larme dans ses petits yeux.

— Et le lendemain, il était mort.

— Vous saviez où il allait ce soir-là ?

— Non.

— Il avait l’habitude de sortir le soir ?

— Jamais. Il se couchait toujours tôt.

Il y eut un petit moment de silence.

J’en savais assez, pas la peine de rester plus longtemps. Je m’éclaircis la gorge et dis :

— Je suis bien contente de vous avoir vu. Voilà les 500 livres que je devais à Monsieur Bektaş.

Kudret prit les billets et les posa sur la table, à côté de la brochette calcinée. Il me regarda, tout à coup méfiant.

— C’est curieux que Bektaş, il ne m’ait jamais parlé de vous. Et puis, pourquoi vous m’avez posé toutes ces questions ? Vous êtes de la police ?

— Non, fis-je en secouant la tête. Et puis, au fond, je ne vous ai pas posé tellement de questions. C’est vous qui avez beaucoup parlé…

Et profitant de sa surprise, je tournai les talons, et sortit. Il m’appela, je fis la sourde oreille et ressortis par la grande porte de bois.

La rue était déserte. Je dus marcher près de cinq cents mètres avant de trouver un taxi.

***

De retour à l’hôtel, une surprise m’attendait. Dans mon casier, un mot tracé au dos d’une carte de visite indiquait : « Veuillez appeler la chambre 209. De la part de Jimmy Spaniel ? Life Magazine. »

Ce nom ne me disait rien. Vérifiant l’heure, 22h45, je me dis que je l’appellerai demain et me dirigea vers l’ascenseur.

Soudain, je vis un type vêtu d’une veste de smoking blanche se lever d’un fauteuil du lobby de l’hôtel une cigarette fumante à la main, et venir directement vers moi. Ces yeux étaient un peu flous, peut-être avait-il passé la soirée au bar de l’hôtel ? Il me tendit la main avec un énorme sourire :

— Je suis Jimmy Spaniel. Vous êtes bien Son Altesse Sérénissime Adélaïde von Schönenwald-Ottingen ?

— Oui. Mais vous pouvez m’appeler Ada répondis-je toute miel.

Je le regardai attentivement, et soudain un déclic se fit. Bien sûr ! Je l’avais rencontré en Autriche où il étudiait l’histoire de l’aristocratie européenne. Il m’avait demandé un rendez-vous.

— J’ai lu votre nom sur la liste de l’hôtel, et comme je suis un peu perdu dans ce pays, j’ai pensé que vous pourriez m’aider.

— Vous êtes là pour Life Magazine ? Sur quoi êtes-vous ?

— Le Memphis. Vous savez ? Le sous-marin qui a coulé près d’ici.

— Ah !

Décidément.

— Allons au bar, proposais-je à Mister Big Smile.

Nous avons commandé deux cocktails, et entamé une discussion à bâtons rompus, cependant la grande carcasse rouillée abandonnée au milieu du Bosphore occupait toutes mes pensées.

Pas pour très longtemps…

pétrolier russe

14.

Istanbul, Turquie
Matin du vendredi 30 juillet 1965

Dans la Buick qui m’amena au consulat américain, je rêvassais sur la banquette arrière, les yeux fermés, bercée par les amortisseurs de la Buick. Jimmy, Mister Big Smile, était un vrai régal pour les yeux… et pour le reste. Il était venu à Istanbul, espérant faire un reportage sur l’accident du Memphis et n’avait apparemment pas les bonnes connexions. J’avais promis de l’aider.

Après deux verres au bar, il m’avait raccompagné jusqu’à ma chambre et avant de le quitter, je l’avais embrassé. Sa bouche était douce et chaude avec un léger parfum de tabac blond de la dernière cigarette fumée. Irrésistible ! Il me serra un peu plus. Mon corps s’appuya contre le sien et je lui griffai doucement la nuque, jouant avec ses cheveux ras.

Puis brusquement je l’entraînai à l’intérieur…

Ce matin, je m’étais préparée sans bruit et l’avais laissé dormir. Trois heures de sommeil, pour beaucoup, ce n’est pas suffisant.

Monsieur le consul, assis à son bureau, jouait avec son stylo-plume Waterman, offert avec fierté par son épouse lorsqu’il reçut son premier ordre de mission à l’étranger, et paraissait prodigieusement contrarié. La situation le dépassait.

— J’ai demandé aux Turcs pour Bektaş, me dit-il. Il a bien été écrasé. Un accident, paraît-il. Il n’y a pratiquement pas eu d’enquête. A part ça, rien d’autre dans son dossier.

— Et l’Arkhangelsk ?

— Rien non plus. Les Russes ont demandé aux Turcs l’autorisation de le renflouer, autorisation qui a aussitôt été accordée. Au bout de trois mois, ils ont annoncé que l’opération était impossible et qu’ils vendraient le pétrolier à la casse. Depuis, rien n’a bougé.

— Et l’Arkhangelsk a été vendu, oui ou non ?

— Il semble que non, toujours pas. Et personne ne paraît s’en soucier. Là où il est, il ne gêne personne. Un beau jour un responsable quelconque prendra une initiative et l’affaire se réglera en huit jours.

— Est-ce que les services de renseignements turcs ou les nôtres ont enquêtés sur l’Arkhangelsk ?

Le consul leva les bras au ciel.

— Pourquoi, grand Dieu ? Il n’y a aucun mystère. Cela arrive tous les jours qu’un pétrolier ait un accident. Tout s’est passé au grand jour, devant cinq cents témoins.

Je souris, et ajouta avec une légère ironie :

— Et vous trouvez normal que les Russes, qui sont d’habitude des gens sérieux, se soient justement adressés à une espèce de chiffonnier en gros qui n’a comme expérience de la marine que celle des bars à matelots ? et, continuai-je impitoyablement, vous trouvez aussi normal que les Russes, qui sont près de leurs sous, se soient acharnés à renflouer un pétrolier qui ne trouverait même pas preneurs au poids en ferraille ? Et, pour finir, vous trouvez sans doute également normal que l’homme chargé du renflouement, se fasse écraser par un camion, la nuit, et sans aucun témoin ?

— Coïncidences…

— Oui, votre mot préféré, je sais !

— Mais enfin, se défendit-il piqué, quel lien pourrait-il bien y avoir entre la disparition du Memphis et ce foutu pétrolier ?

— C’est bien ce que j’aimerais savoir. Et je suis sûre et certaine qu’il y en a un. Et depuis hier, exactement.

— Ah bon ? Pourquoi depuis hier ?

— Parce qu’on a essayé de me tuer. C’est donc que je suis sur la bonne piste. Je dois visiter ce pétrolier… et le plus discrètement possible. Pensez-vous pouvoir m’aider ?

— J’aimerais beaucoup… Toutefois ce tanker est encore la propriété des Russes. La seule voie légale – il appuya sur le mot – consisterait donc à faire une demande officielle à l’ambassade soviétique.

— Je vois… Très bien, je vais m’arranger autrement.

— Je vous en supplie, larmoya le consul, faites attention. Ne vous mettez pas dans une situation impossible. Regardez ce qui est arrivé à ce malheureux Watson.

— Merci, fis-je froidement et pris congé de mon hôte avec une brève et glaciale poignée de main.

Yavuz m’attendait en sommeillant à son volant. Je me fis conduire à l’hôtel et m’enferma dans ma chambre. Je me replongea dans l’annuaire téléphonique pour y récolter une liste de cinq noms. Puis, j’appelai l’amiral Cooper. Ce dernier n’était toujours pas là, mais un capitaine très aimable prit mon nom et mon téléphone en promettant de me faire rappeler. J’insistai sur l’urgence et raccrocha.

Le téléphone sonna une demi-heure plus tard :

— Je vous appelle de mon navire, dit Cooper. Que se passe-t-il ? Sa voix était claire et nette et résonnait comme s’il avait été dans la pièce.

Je lui expliquai ce que je voulais.

— Ça me paraît très faisable, répliqua Cooper. Je vais demander de réunir les hommes et le matériel nécessaires.

— D’accord. Soyez gentil de me laisser un message dès que votre équipe aura fini.

Quand j’eus raccroché, je descendis, emportant le papier où j’avais écrit les cinq noms.

Pour éviter Yavuz, je sortis par une porte de service, et fis signe à un taxi qui me déposa près de l’Université, devant un grand building moderne, à l’adresse du premier nom de ma liste. L’ascenseur stoppa au cinquième. Je sonna à une porte ornée d’une plaque de cuivre portant l’inscription :

Sarkagöz et Cie, Wreckage and Shipbuilders

 Un huissier m’ouvrit. Selon la mode du pays, il portait un complet avec chemise sans col et arborait une moustache poivre et sel assez opulente, ainsi qu’une barbe qui devait remonter au dernier ramadan. Je lui tendis ma carte de visite, et demanda à voir Monsieur Sarkagöz. Il me conduisit dans une petite salle d’attente très propre et m’apporta aussitôt un verre de thé brûlant. Ah la Turquie !

J’attendis dix minutes, puis le même huissier vint me chercher pour me conduire dans un bureau spacieux où régnait une vague odeur de chiche-kebab. Toujours la Turquie !

Un homme tout rond fit le tour du bureau avec une rapidité stupéfiante pour son tour de taille et m’emprisonna la main droite entre deux petits matelas de graisse rehaussés de divers bijoux. Je sentais nettement qu’il se retenait de m’embrasser de sa grosse moustache noire. Encore et toujours la Turquie !

— Mademoiselle von Schoenen-wald-Ottin-gen, ânonna-t-il. Vous êtes la bienvenue. Croyez que je suis très honoré…

Je fis un signe de la main pour lui signaler qu’il n’était nul besoin d’en rajouter. Et constatais que ma carte de visite, à mon vrai nom –sans mon titre cependant– et avec la raison sociale Betelem Steel Company, une des plus grosses affaires de constructions navales et d’aciéries des USA, faisait son effet. En raison de certains contrats, la Bethlehem ne pouvait rien à refuser à la CIA et fournissait une magnifique couverture pour qui en avait besoin. Et Monsieur Sarkagöz, sentant la bonne odeur du dollar, ne se tenait plus.

Brièvement, en femme d’affaire avare de son temps, j’expliquai l’objet de ma visite. Il ne s’agissait rien moins que de financer la Sarkagöz & Cie pour l’achat de matériel en sous main. Il en sautait presque de joie. J’ajoutai sans attendre :

— J’ai repéré une première affaire possible. Un pétrolier russe qui a brûlé il y a quelque temps. Je l’ai fait examiner par des experts. L’affaire est valable. Pour simplifier les choses, vous allez donc vous porter acquéreur de cette épave auprès des autorités soviétiques. Proposez un prix assez bas que l’on puisse négocier ! Et voici de quoi sceller notre accord.

Sortant mon chéquier, je rédigeai un chèque de 2’000 dollars à l’ordre de la Société Sarkagöz, de la Bank of America, Los Angeles.

[à suivre…]

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