— Les vedettes turques ont arrosé l’Arkhangelsk avec leurs lances. A cause de la chaleur, personne ne pouvait s’approcher. Le pétrolier a brûlé durant une semaine et personne ne s’en est plus occupé.
— Est-ce qu’on sait pourquoi le renflouage n’a pas marché ?
— J’en ai parlé vaguement ; il paraît que l’Arkhangelsk était trop enfoncé dans le sable. Pourtant ils ont mis le paquet. Il y avait une drague tout le temps des travaux et même des hommes-grenouilles.
—Merci Monsieur le Consul pour tous ces renseignements.
J’appelai maintenant l’amiral Cooper au Q.G. de la US Navy d’Istanbul. Cooper n’était pas là, mais il y avait son ordonnance. Je me fis connaître et lui demanda :
— A votre avis, combien vaut un pétrolier de 40’000 tonneaux, assez vieux et réduit à l’état d’épave ?
Il réfléchit et répondit :
— Pas plus de 250’000 dollars en ce moment. Et encore…
— Et est-ce qu’un renflouage de navire coûte cher ? Rapidement, je lui expliquai le cas de l’Arkhangelsk.
Perplexe, il conclut :
— Avec de gros moyens, un renflouage comme ça peut coûter deux à trois cent mille dollars.
— C’est tout ce que je voulais savoir.
Aussitôt le téléphone raccroché, je me plongeai dans l’annuaire téléphonique d’Istanbul, à la recherche de l’entreprise Bektaş. Cette société ne figurait pas plus sur la liste des entreprises de réparation que sur celle des chantiers navals. Résignée, je commençai à parcourir l’annuaire page après page, depuis la lettre A. Et après une bonne trentaine de pages je la trouvai sous la rubrique ‘Démolitions’. Je notai l’adresse et descendis à la réception.
— Où se trouve la rue Akdeniz ? demandais-je à la réceptionniste.
Elle me regarda avec surprise.
— Vous êtes sûre du nom ?
— Oui, pourquoi ?
— C’est une petite rue dans le quartier qui longe la Londra Asfalti. C’est un peu notre marché aux puces…
Je décidai de laisser Yavuz, pour une fois. En passant, je lui dis :
— M. Elmasry va se rendre au Roof dans peu de temps. Vous le conduirez.
Et je partis à pied dans la Cumhusivet. Dès que je fus hors de vue, je sautais dans un taxi.
Le véhicule mit près d’une demi-heure pour arriver à la rue Akdeniz. Il s’arrêta devant le numéro 27 représenté par une grande porte de bois sculpté dans un mur de terre grisâtre. Au-dessus de la porte, il y avait une pancarte où on arrivait encore à déchiffrer le nom de Bektaş & Cie bien qu’il fût aux trois quarts effacé.
Pas du tout le genre d’entreprise à renflouer des bateaux, me dis-je en attrapant la poignée. La porte s’ouvrit en grinçant. Je pénétrais dans une grande cour encombrée de ferraille et de carcasses de voiture. A mon deuxième pas, provenant de nulle part :
— Foutez le camp ! cria en turc, une voix graveleuse d’homme.

13.
Istanbul, Turquie
Soir du jeudi 29 juillet 1965
La voix venait d’un appentis, tout de suite à droite de la porte, que je n’avais même pas remarqué tellement il se fondait dans le décor de bric et de broc. Un simple cabanon en bois consolidé par des bouts de fûts métalliques. Trois des quatre vitres étaient remplacées par des carrés de carton. Celle qui était toujours entière était tellement sale que je ne distinguai qu’une vague silhouette au travers.
En dépit de l’injonction que je venais de recevoir, je marchai en direction de l’appentis.
— Je vous ai dit de foutre le camp ! hurla de nouveau la voix.
Je fis un pas de plus.
La porte fut poussée d’un coup de pied si fort qu’un des gonds s’arracha. Et il sortit de la cabane un énorme bonhomme dans une chemise de dockers devenue beaucoup trop petite, et dans un pantalon de marin retenu par une corde nouée sous l’énorme ventre qui dépassait de partout. Deux petits yeux noirs brillaient dans un visage qui ressemblait à un cornet de glace en train de fondre. De la vanille la glace, car le type avait le teint assez jaune. Peut-être un problème de foie ? La moitié basse du visage était recouverte d’un rideau de poils très longs qui partaient dans tous les sens. Quant au crâne, il était grisâtre, avec quelques plaques broussailleuses collées çà et là. Cette charmante apparition brandissait dans sa main droite une broche où étaient enfilés de la viande dégageant une odeur si nauséabonde que je n’osais imaginer depuis quand était mort l’animal qui l’avait fournie.
— Vous êtes sourde ?
Le rideau de poil s’entrouvrit pour dévoiler quelques dents noirâtres.
— Vous êtes monsieur Bektaş ? demandai-je aimablement.
— M. Bektaş est mort.
Et il cracha lourdement sur le sol avant de retourner dans sa tanière. Je le suivis… jusqu’au pas de la porte. Sur une table encombrée de papiers, de boîtes de conserve vides, de bouteilles et de roulements à billes rouillés, il y avait un réchaud fait d’une boîte de biscuits remplie de sable imbibé de pétrole. L’homme promenait amoureusement sa brochette au-dessus de la fumée noire, humant l’odeur du pétrole et de la viande brûlée avec délice. Il pointa sa broche sur ma chemise blanche immaculée.
— Vous allez m’emmerder longtemps ?
— Il y a longtemps que M. Bektaş est mort ?
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? J’aime pas les curieux et encore moins les curieuses, approchant la pointe de sa broche de mon estomac. Tirez-vous !
Le bout de métal effleura un bouton de ma chemise et y déposa une goutte de graisse brûlée qui s’épancha sur le coton blanc. Contrariée, je restai néanmoins ferme dans le rôle que je m’étais attribué. Je pris un air profondément peiné :
— C’est-à-dire que… j’avais de l’argent pour M. Bektaş. Tant pis.
Il recula la broche.
— De l’argent ?
Une douceur céleste émana subitement de l’affreux bonhomme. Il répéta plusieurs fois à mi-voix para, para, para, comme pour se bercer. Son esprit, embrumé depuis longtemps, devait essayer de se remettre en marche. Finalement, il parvint à éructer :
— Mais, mais Bektaş, moi, je suis son meilleur ami.
C’est ça oui. Il me regardait avec l’air énamouré d’un homme à qui on proposerait des choses buccales.
Pour le maintenir dans ces bonnes dispositions, je sortis de mon portefeuille un billet de 50 livres et le posa sur la table.
Il me regarda comme si j’étais Nene Hatun revenue d’entre les morts.
— Il y a longtemps qu’il est décédé, M. Bektaş ? demandais-je.
— Euh… Ça va bientôt faire un an, un peu moins peut-être.
— Et… il était malade ?
— Solide comme un roc ! Il a eu un accident. Une voiture qui l’avait pas vu.
— Il est mort sur le coup ?
— Sur le coup ? Ah, vous voulez dire, tout de suite. Ah ! ma pauvre demoiselle, je devrais pas vous dire ça… Il a été écrabouillé comme une gözleme. À croire qu’on avait passé dessus avec un rouleau compresseur… Pour moi, c’était un camion.
— Il n’y avait pas de témoins ?
— C’était la nuit. Près d’ici. Personne n’a rien vu.
— Et la police…
Il haussa les épaules et railla :
— Qu’est-ce que ça peut lui foutre la police ?
— Et qui fait marcher son affaire, depuis ?
— Oh, son affaire, vous savez… ça n’a jamais marché bien fort.
— Il avait traité une grosse affaire pourtant, l’année dernière, ce bateau qu’il avait renfloué.
Brusquement le visage du bonhomme s’était fermé. Je compris que je devais relancer la conversation et sorti un autre billet de 50 livres.
— Vous y avez travaillé sur le bateau, vous ?
Il plissa les yeux.
— Ça vous intéresse, hein ? Eh bien, je vais vous dire, moi aussi je me suis posé des tas de questions.
Il se tut, gonflé par l’importance de ce qu’il savait, lui, et qui valait de l’argent. Je fis craquer le billet entre mes doigts et le posa sur la table. Il le saisit aussitôt et le glissa dans la poche de sa chemise puis ajouta :
— Vous n’en auriez pas un autre par hasard ?
Je sortis un troisième billet qu’il fit disparaître tout aussi rapidement.
— Ça s’est passé il y a un peu plus d’un an. Un jour, il y a un type qui est venu voir M. Bektaş. Un gars bien habillé qui avait l’air d’avoir de l’argent. Il est resté deux heures dans le bureau avec lui. Le lendemain, le cirque a commencé. Moi, ça fait vingt ans que je travaille avec Bektaş, alors il avait confiance en moi. Donc, ce jour-là, il est venu me trouver et m’a dit : « Kudret – je m’appelle Kudret – je vais virer tout le monde sauf toi. Mais il va falloir que tu fermes ta gueule ! »
— avant ça, qu’est-ce que faisait Bektaş & Cie ?
— Oh, un peu de tout. On achetait de la ferraille surtout. Et puis des épaves qu’on cassait. Pas des grosses affaires, y’avait quand même une douzaine de gars. Moi, je les commandais. D’ailleurs, quand il m’a dit ça, je lui ai dit : « Si tu vires des types, qu’est-ce que je vais foutre, moi ? » « Rien », il m’a dit. « Comment ça, rien ? Tu vas plus me payer alors ? » « Si, t’auras 200 livres par mois. Pour rien faire. Que rester là et virer les gens qui viendront demander du travail ou qui me cherche. Et quand j’aurai fini, je te donnerai 2’500 livres, comme ça, tu pourras t’acheter quelque chose. » Qu’est-ce que vous vouliez que je lui dise ? J’ai accepté. À la fin de la semaine, j’ai viré tout le monde. Je les ai payé avec du fric que Bektaş m’avait donné. Des billets neufs, je me souviens. Le lundi, le type est revenu avec un autre. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, depuis ce jour-là, je ne lui ai plus jamais parlé à Bektaş !
— Comment ça ? Vous le voyiez quand même, non ?
— Oui. Mais il était jamais seul. Toujours avec un ou deux types. Il venait au bureau avec eux, le matin. Ils restaient là une ou deux heures à donner des coups de téléphone, puis ils repartaient dans une voiture noire, ensemble.
— Quelle sorte de voiture ?
— Je sais pas. Une voiture noire. Une grosse. Moi, je comprenais plus rien. Chaque fois que je demandais à Bektaş : « Nom de Dieu, qu’est-ce que tu fous ? » il me disait : « Je te dirai plus tard. » Une fois même, le type qui était avec lui m’a regardé comme s’il voulait me couper la gorge. Alors, j’ai eu les jetons.
Kudret passa une main sale sur sa gorge. Il avait l’air mal à l’aise. La brochette était maintenant presque calcinée et dégageait une fumée très noire. La vue d’un quatrième billet le relança :
— Moi, je savais même pas de quoi il s’agissait. Un jour où j’étais seul, j’ai reçu un coup de téléphone. On me demandait combien de temps l’entreprise Bektaş & Cie allait garder la drague qu’on avait louée. « Quelle drague ? » j’ai dit. Il m’a dit : « Ben, la drague que vous avez louée pour renflouer le pétrolier. Dans le Bosphore. Ça va faire deux mois et on va en avoir besoin. Alors, dites à votre patron de nous appeler. » Le soir, quand Monsieur Bektaş est rentré, je lui ai dit. Il m’a fait un clin d’œil en disant : « C’est pour l’affaire que je traite en ce moment. On renfloue un bateau. Et moi, je suis le conseiller technique de Monsieur le Propriétaire.» Alors, là, je me suis marré ! Bektaş, conseiller technique ? Il savait tout juste écrire, et en bateaux j’y connaissais plus que lui. Mais j’ai rien dit parce que, quand y m’a vu rire, Bektaş a eu l’air vachement malheureux. Alors, je me suis mordu la bouche…
[à suivre…]
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