Épisode 15/30

4.7
(20)
marché

12.

Istanbul, Turquie
Fin de journée du jeudi 29 juillet 1965

Yavuz appela le bar que, dans son souvenir, devait fréquenter la fille qu’il connaissait. C’était toujours bien son Q.G. Elle avait lâché le nom du type : Omar Gürbüz.

— Il doit être en prison en ce moment, avait-elle ajouté. Il a été arrêté il y a six mois, pour avoir attaqué un couple de touristes près de la mosquée du Sultan Ahmed.

Soit elle bluffait, soit elle n’était pas du tout que son ex-protecteur avait été libéré et qu’il avait repris les affaires, La fille avait fini par donner une possible adresse du tueur, chez une prostituée. Yavuz y était allé seul, comme un client potentiel. La fille avait ouvert précautionneusement, elle était avec un client. Yavuz lui raconta une vague histoire d’argent prêté à Omar et qu’il voulait récupérer. Elle lui avait ri au nez « Tu peux toujours essayer de récupérer ton fric. Cette ordure d’Omar habite deux rues plus loin, rue Eyuf, au 7. S’il est de bon poil, il essaiera de t’emprunter plus de fric, sinon il te collera une trempe. »

Redescendu il trouva un téléphone pour appeler SAS et partager l’information.

— Merci Yavuz ! Nous y allons tout de suite !

***

Sifiye et moi nous étions rhabillés à toute vitesse et, avec les J&Bs (!), nous nous étions entassés dans un taxi qui nous avait conduits près du quartier indiqué par Yavuz. C’est mon magicien qui m’avait raconté la petite histoire du charmant surnom de notre duo d’agents qu’il avait lui-même apprise de Yavuz qui avait tenté de lui vendre des bouteilles de whisky à bon prix car il avait décidé d’arrêter de boire, oui, c’était contraire à sa religion, et il en avait assez de se rebeller contre sa femme qui y trouvait toujours à redire de toute façon de tout ce qu’il faisait, et qu’en effet il l’aimait d’un amour tendre et en avait marre de ce type de disputes inutiles, et que… « C’est bon j’ai compris, l’avais-je alors interrompu en éclatant de rire ».

Nous arrivions au fin fond d’Istanbul, de l’autre côté de la Corne d’Or, le long des anciens remparts. Ce quartier était un labyrinthe de petites ruelles bordées de maisons en bois qui tenaient debout par miracle. Le long des murailles de l’avenue Yedikulé, une nuée de marchands ambulants vendaient du thé à la menthe, du loukoum vert et rose, découpé en petits cubes, des galettes reluisantes de beurre.

Nous nous étions placés, Sifiye et moi, dans un coin, absorbés par la contemplation d’une vitrine de tapis luxueux, les doigts enlacés. On formait un couple très attendrissant d’amoureux. En réalité, nous surveillions l’entrée d’une vieille maison de bois derrière nous qui se reflétait dans la grande vitre. Nous étions dans cette rue depuis plus d’une heure et j’avais l’impression que tout le monde nous observait en retour.

Cinquante mètres plus loin, les J&Bs s’étaient installés à la terrasse d’un café, enferaillés jusqu’aux yeux. Il ne leur manquait que des grenades.

Ils avaient été déçus, et désolés, en apprenant l’attaque de tout à l’heure. Eux avaient passé leur déjeuner à jouer au gin-rummy, une activité hautement intellectuelle à leurs yeux, puisque il n’y avait pas d’effort physique à fournir. S’ils avaient ratés la première partie, maintenant, ils avaient hâte d’en découdre.

— Il ne devrait pas tarder à sortir, murmura mon Egyptien. Ou alors, il lui est déjà arrivé quelque chose…

Je commençais à m’impatienter. Ce grand chauve, c’était mon fil d’Ariane, le seul indice tangible qui pouvait me faire avancer sur ce que je cherchais.

— Si dans cinq minutes, il n’est pas descendu, on y va, dis-je à Sifiye. Les J&Bs nous protégerons.

— Pas besoin, regarde, indiqua-t-il du menton.

C’était mon géant. Dans la vitrine, je captais parfaitement son reflet. Toujours doté d’une aussi sale gueule, vêtu d’un pull bleu marine et d’un vieux pantalon, il prit la direction de la Yedikulé, qui menait au champ de courses. Nous lui emboitèrent le pas.

— Vas-y toi, dis-je. Si c’est moi, il va me reconnaître tout de suite.

Au moment où il partait derrière notre cible, je stoppai net : deux hommes venaient de sortir de l’encoignure d’une porte cochère et commencèrent –eux aussi– à suivre Gürbüz. Il se payait le luxe d’avoir des gardes du corps !?

Sifiye revint, dépité.

— Suivons-le, dis-je, Il y aura bien un moment où il se retrouvera seul…

À travers les flots montants et descendants des touristes et des badauds, nous avions du mal à le suivre, mais pas de mal à le voir car il dépassait la population d’une bonne tête. Il avait pris cinquante mètres d’avance et ses deux gorilles le suivaient à mi-distance. L’un avait les cheveux très blonds et portait un chapeau mou, sans doute pour plus de discrétion, la blondeur assez peu répandue dans la population turque était trop facilement repérable, l’autre était brun.

Les J&Bs nous suivaient à une bonne vingtaine de mètres, indécelables.

Lorsque Gürbüz était ralenti nous essayions de gagner du terrain. A un moment, il s’arrêtera à un kiosque de journaux et acheta l’édition des courses d’Ettalat. Une voiture s’arrêta contre le trottoir. Le conducteur klaxonna pour attirer son attention et il tourna la tête. Omar sourit, répondit merhaba avec un signe de la main, puis reprit sa route. Il était dans son fief, ne se doutait pas le moins du monde que nous le suivions, protégé par ses deux gardes du corps.

Il ne lui restait plus qu’environ 400 mètres à parcourir avant la gare. Nous accélérâmes.

— Il faut l’attraper avant qu’il ne prenne le train.

Soudain, un des gorilles – le blond au chapeau – passa directement derrière lui pendant que l’autre – le brun – se détourna comme pour entrer dans une boutique. Et, contre toute attente, je vis l’homme blond se coller à Gürbüz, lever rapidement la main gauche qui tenait un colt 38 et lui tirer une seule balle dans la nuque. Elle pénétra dans la boîte crânienne et ressortit par le front accompagnée d’une gerbe rouge. À l’évidence, ces deux-là ne le suivaient pas pour le pro-té-ger !

Gürbüz tomba en avant, la cigarette entre les dents, tenant toujours son journal. Affolée, je bondis en sa direction, agitant le bras pour que les J&Bs s’approchent rapidement, mais j’avais toujours du mal à avancer parmi la foule dense.

Le tueur blond – Yavuz aurait reconnu immédiatement Dmitriev – eut le temps de s’éloigner. Il laissa glisser son revolver le long de sa jambe jusqu’au sol en toute discrétion, puis se mêla à la foule pour se diriger vers la gare. Il sauta par-dessus la palissade qui protégeait les voies et une fois de l’autre côté s’approcha du quai. Un train arrivait.

Penchée sur Gürbüz empêché à jamais de parler, je fus dépassée par les J&Bs qui fonçaient, tête baissée, la main sur leur crosse à la poursuite du blond. Ils sautèrent la barrière vingt secondes après lui. Celui-ci les aperçut et se remit à courir. Il disparut dans le hall central, Brabeck se précipitant derrière lui. Lorsque j’y entrais à mon tour, je vis l’homme blond disparaître par l’énorme porte battante de l’entrée principale. Brabeck allait passer cette même porte quand son élan fut stoppé par un pope vêtu d’une soutane crasseuse se dressant soudainement devant lui.

— Keep away, lui hurla Brabeck tentant de le passer par la gauche, puis la droite, puis la gauche, dégaina son colt 357 magnum et le brandit sous le nez de l’ecclésiastique.

Celui-ci, sans hésitation, lui sauta dessus, le traitant de tous les noms. Brabeck, au sol, tenta vainement de se dégager : le pope avait une poigne d’acier. Lorsqu’il vit Jones qui arrivait, le pope se sentant coincé, hurla en turc :

— C’est un assassin ! Aidez-moi ! Appelez la police !

Jones, froidement, vida un chargeur dans le plafond. Les badauds se dispersèrent en piaillant et le pope libera Brabeck. Puis d’un bond s’échappa vers la sortie en criant :

— Je vais aller, moi, chercher la police. A l’assassin ! A l’assassin !

Arrivée également près d’eux, j’essayai de rattraper le pope par la soutane, mais il avait pris déjà trop d’avance.

La police arriva dix minutes plus tard. Elle était déjà auprès de Gürbüz entouré de l’habituelle foule avide de sensation. Il fallut une demi-heure de palabres et de coups de téléphone dans l’échoppe la plus proche pour convaincre le moustachu commissaire du quartier que, non, ce n’était pas Jones ni Brabeck qui l’avaient assassiné.

Finalement, nous avons pu partir. Tous les quatre dans le taxi du retour à l’hôtel, nous échangions nos remarques :

— C’était préparé, concluais-je. Le pope était sûrement de mèche. Il n’aurait pas agi comme ça, autrement.

— Je me demande pourquoi ils l’ont tué, fit Brabeck. Ils ne pouvaient pas savoir qu’on l’avait identifié. Et, après tout, il travaillait pour eux, non ?

— Si maintenant on se fait descendre par son propre employeur… ajouta Sifiye.

— Nous sommes sur un truc énorme, dis-je. Même si je n’arrive pas encore à savoir quoi, je le sens ! Et les gens qui sont en face de nous ne prendront aucun risque.

Yavuz était devant le Hilton, astiquant consciencieusement sa Buick. En sortant du taxi je me dirigeai directement vers lui :

— Omar Gürbüz est mort !

— Mort ?

— Une balle dans la tête… Et non, il ne s’est pas suicidé.

Je le regardais droit dans les yeux. Il se sentit mal à l’aise.

C’était à n’y rien comprendre. D’un côté, Yavuz nous dégotait l’adresse de notre tueur chauve et de l’autre, j’étais persuadée que c’était lui qui avait averti les employeurs de Gürbüz que nous étions sur ces traces. Jouait-il un double jeu ? Est-ce que les Russes l’avaient sous leur coupe ?

Il décrocha pourtant un sourire et osa proposer :

— La police ?

— Non ! répondis-je sans détail supplémentaire. À propos, soyez prêt après le dîner. Nous allons nous promener.

Si lui me cachait des choses, je pouvais également le faire.

Avant de monter dans ma chambre, je pris Jones à part.

— Ne lâchez pas le magicien d’une semelle. Au point où ils en sont, ils ont peut-être envie de lui ménager le même sort que Gürbüz.

— Et le chauffeur, dit-elle. Pourquoi vous ne nous le laissez pas ? Rien qu’une heure. Je suis sûr qu’on arriv…

— On n’a pas le temps, coupais-je. Et puis il vaut mieux l’avoir sous contrôle. J’ai une idée pour brouiller un peu les pistes, je pense l’utiliser pour faire un peu d’intox…

Dans l’ascenseur, je sortis au 3è et Sifiye poursuivit la montée pour rejoindre l’étage. Il devait se préparer pour ses spectacles de tout à l’heure.

Je me rendis dans la mienne et m’accordai quelques instants seule.  Je me plongeai dans la contemplation de mon panoramique. Quand j’avais des moments de fatigue, le spectacle de mon OttingenSchloss me faisait toujours l’effet d’un shoot d’amphétamines.

Ensuite, je m’immergea dans l’étude du plan de la bibliothèque. Il allait falloir trouver des boiseries assez hautes pour recouvrir tous les murs. J’avais entendu parler d’un lot par l’un de mes antiquaires qui gardaient l’œil ouvert sur tout ce qui aurait pu convenir à mon château. En bon intermédiaire, il se faisait une belle marge, mais c’était le prix à payer pour ne pas passer à côté d’éléments magnifiques, voire uniques.

La sonnerie du téléphone m’arracha à mes vieilles pierres, c’était le consul Thompson.

— J’ai trouvé le nom de l’entreprise qui a tenté de renflouer l’Arkhangelsk. C’est une boîte qui s’appelle Bektaş & Cie. Les travaux ont duré près de trois mois. Tout était en règle avec les autorités turques.

— Et l’incendie ?

— Le pétrolier avait fait le plein à la raffinerie BP. Il a appareillé normalement et, quelques minutes plus tard, le capitaine a signalé qu’il y avait un incendie à bord, ce qui l’a contraint à faire évacuer le navire. Il n’y a eu aucune perte en vies humaines. Pendant que les marins sautaient dans l’eau du Bosphore, le capitaine a averti qu’il allait drosser l’Arkhangelsk sur un haut-fond pour éviter qu’il ne se rapproche de la raffinerie. Ce qu’il a fait.

— Et ensuite ?

[à suivre…]

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