Épisode 13/30

4.6
(20)

[< épisode 12]

— Aucune importance. Ah, à propos, fit-elle en faisant signe aux deux agents de la CIA d’approcher. Je veux vous présenter deux de mes amis qui travaillent avec moi : Chris Jones et Milton Brabeck. Voici Durukan Yavuz.

Yavuz n’eut pas envie de leur demander en quoi consistait leur travail. Il reconnaissait les deux types qui étaient venus, le soir précédent, lui rendre visite… Jones & Brabeck, les J&Bs ! Ah, ça le dégoûtait définitivement de ce whisky-là.

Debout, derrière SAS, leur chapeau vissé sur la tête, ils regardaient Yavuz avec l’air affectueux d’un matou qui va croquer une souris.

— Hello ! firent-ils de concert avec un petit geste du bras.

La conversation s’arrêta là.

Les trois Américains s’installèrent dans la Buick et Yavuz se mit au volant, la tête ailleurs. Hier soir il avait fidèlement rapporté à Dmitriev la balade de Son Altesse autour du pétrolier-carcasse. Le Russe avait alors ordonné « Prévenez-moi dès que vous apprenez qu’elle veut y retourner. » Il aurait bien voulu, Yavuz. Mais il avait l’impression – et il ne se trompait pas – que les deux agents de la CIA n’attendaient qu’un geste insolite de sa part pour le mettre en pièces.

***

De la Buick, ils passèrent, tous les quatre, à un canot pneumatique équipé d’un vieil Evinrude de 35 chevaux, qui parvenait à grand peine à remonter le courant du Bosphore. Ballottés par les sillages laissés par tous les bateaux, le canot était terriblement instable. Il leur fallut près de trois quarts d’heure pour arriver jusqu’au pétrolier échoué.

Enfin Yavuz ralentit le moteur, la silhouette du pétrolier apparaissait, énorme. A cet endroit-là, le Bosphore s’élargit en une sorte de lac, ils étaient ainsi à l’écart des vagues crées par le gros trafic.

Les trois cargos grecs aperçus hier n’avaient pas bougé. Un peu plus bas, la raffinerie brillait de toutes ses cuves sous le soleil.

Yavuz coupa les gaz. Le canot n’était qu’à quelques mètres du pétrolier.

— Faites le tour du bateau, ordonna SAS.

Aucune échelle ne permettait d’escalader la coque du bateau la qui fascinait par ses superstructures et sa carcasse. Quelque chose lui disait que ce qu’elle cherchait se trouvait . Quel rapport pouvait-il bien y avoir entre ce vieux navire abandonné et le sous-marin américain disparu dans la mer de Marmara ?

 Aucun signe de vie.

— Il y a longtemps qu’on a essayé de le renflouer ? demanda SAS

— Oh oui ! plusieurs mois, répondit Yavuz.

On avait dû draguer des centaines de milliers de mètres cubes de terre. La tache claire sur la berge avait près de cinq cents mètres de long. Curieux qu’ils n’y aient pas réussi. Le pétrolier ne semblait pas profondément enfoncé dans le Bosphore. A moins qu’il n’y ait des rochers. Tout cela chiffonnait Ada.

De leurs côtés, les deux agents protecteurs d’Ada, et aussi Yavuz, se demandaient pourquoi elle s’intéressait tant à l’Arkhangelsk.

***

Un peu plus loin, d’autres se posaient la même question. La même vieille Taunus était arrêtée derrière un rideau d’arbres. Il y avait trois hommes à l’intérieur. Le canon d’un fusil mitrailleur dépassait de la vitre avant gauche. Il était pointé sur l’Arkhangelsk.

— S’ils montent, je tire ? interrogea le type qui avait le doigt sur la gâchette.

— Oui.

Il manœuvra la culasse et engagea un chargeur. Le canot à moteur s’encadrait dans l’œilleton. Toutefois ses occupants ne se décidaient pas à prendre le pétrolier d’assaut.

***

Je scrutais désespérément le navire et la berge sur laquelle il était échoué. Tout semblait normal. Je demandai d’approcher le canot du pétrolier jusqu’à pouvoir le toucher, et passa la main sur la tôle sale, humide, où adhéraient encore des écailles de peinture. J’ai cru que ma main allait passer au travers de la rouille tellement le métal était rongé. Bizarre pour un bateau qu’on venait d’essayer de renflouer.

Soudain, j’eus une illumination !

— Éloignez-vous dis-je à notre chauffeur-navigateur, retournons jusqu’au milieu du Bosphore.

Je fixais l’Arkhangelsk des yeux. Dans quelques secondes, j’allais en avoir la preuve. La silhouette du pétrolier se découvrait maintenant très nettement de profil. L’incendie n’avait pas trop déformé les superstructures. Je fermis les yeux pour mieux feuilleter dans ma mémoire un petit livre que j’avais lu deux ans auparavant : l’annuaire Jane’s, manuel de toutes les flottes de guerre du monde entier. Il contenait plusieurs centaines de navires, répertoriés chacun avec ses caractéristiques et sa silhouette, en ombre chinoise. Les figures des navires défilaient dans ma tête comme si je les avait vus hier. Mon cerveau fonctionnait comme un I.B.M. parfaitement assemblé.

Et, comme je l’avais pensé, ça ne collait pas. La silhouette répertoriée de l’Arkhangelsk, pétrolier russe de 120’000 tonneaux que j’avais en tête ne correspondait pas à ce que j’avais devant les yeux. Le bateau échoué était beaucoup plus petit et ses structures supérieures étaient très différentes. Le contour défini dans le Jane’s montrait une dunette placée à l’arrière, alors que celui-ci possédait une espèce de dunette qui couvrait jusqu’au milieu du pont. Le pétrolier qu’on appelait l’Arkhangelsk… n’était pas l’Arkhangelsk. Et ça, ça voulait certainement dire quelque chose. On ne débaptise pas un navire pour le plaisir.

Je fus interrompue dans mes réflexions pour m’accrocher au canot, un bateau chargé de touristes avait failli nous faire chavirer. Notre moteur tourna l’hélice suspendue dans le vide, surchauffa et stoppa.

Verdâtres, mes deux agents mangeaient des yeux Yavuz qui tirait sur la ficelle du moteur pour le remettre en marche. Il y arriva enfin, nous évitant de justesse d’être coupé en deux par un remorqueur ventru dont l’équipage nous couvrit d’injures. Le Bosphore était vraiment trop fréquenté.

Mon affaire était faite. Je souris largement, satisfaite de mon analyse et lança :

— Allez, on rentre.

Les trois autres, déconcertés, se demandaient ce que je pouvais bien avoir découvert pour mettre un terme à notre balade.

De retour à l’hôtel, je téléphonai au consul pour la deuxième fois ce matin.

— Avez-vous un exemplaire du Jane’s 1964-65 ?

— Oui, je crois, répondit le diplomate.

— Alors, je viens vous voir.

Quinze minutes plus tard, dans la bibliothèque du consul, j’avais posé l’épais volume sur mes genoux et le feuilletais jusqu’à la description de l’Arkhangelsk. C’était bien la silhouette dont je me souvenais. J’avais raison, le pétrolier échoué était un navire inconnu que les Russes avaient voulu faire passer pour l’Arkhangelsk.

J’expliquai rapidement l’histoire au diplomate qui tomba des nues.

— Mais pourquoi ?

— Je n’en sais rien.

— Vous croyez que cela a un rapport avec le Memphis ?

— Peut-être pas. Mais c’est le seul indice d’irrégularité que je possède pour le moment. Et j’ai appris que les Russes ne font jamais rien au hasard. Il y a une raison et probablement une raison importante pour que l’Arkhangelsk ne soit pas l’Arkhangelsk.

— Alors où serait le vrai ?

— Il doit naviguer sous un autre nom. À moins qu’il ne soit au fond de la mer pour plus de sécurité. Monsieur le consul, pouvez-vous me rendre un service ?

— Certainement.

— Je voudrais savoir le nom de l’entreprise qui a tenté de renflouer l’Arkhangelsk – il n’y a qu’à continuer à l’appeler comme ça – et les circonstances exactes de l’accident.

— Je vais demander au colonel Karakoç.

— Non.

Je refermais le livre et me leva pour m’approcher du consul.

— Il ne faut pas que les Turcs se doutent que je m’intéresse à ce bateau. Tenez, dites par exemple qu’un navire de la 6è flotte a des avaries et téléphonez à une boîte qui s’occupe de renflouer les bateaux. En les questionnant habilement, vous pourrez savoir le nom de ceux qui ont essayé de renflouer le pétrolier russe.

— Entendu, je vous appellerai dès que j’en saurai plus. Voulez-vous rester pour déjeuner ?

— Non. Merci. J’ai du travail… et un petit problème à résoudre.

Le petit problème, c’était que j’avais rendez-vous à treize heures dans à la réception du Hilton avec Sifiye et Mark, un splendide sportsman à l’accent sud-africain si charmant. Je l’avais croisé ce matin lorsque je quittais l’hôtel. Son regard… et ses très larges épaules avaient fait leur effet. Et pendant notre court échange, il m’avait indiqué qu’il repartait déjà le lendemain, je n’avais pas pu résisté à l’inviter à déjeuner.

De retour au Hilton, et juste avant de quitter la voiture, je demandai à Yavuz s’il connaissait un bon restaurant avec des animations et de la musique. Il répondit :

— Il y a le Mogambo. Mais c’est très cher.

Qu’est-ce qu’il a lui dans son porte-monnaie ? Des oursins ?

—Va pour le Mogambo ! Je reviens dans 45 minutes, soyez là !

J’entrai dans l’hôtel et filai directement à ma chambre pour me changer.

J’optais pour une robe Courrèges sans manche, de couleur crème… et très courte. Lorsque je sortis de l’ascenseur, le service de l’hôtel soudainement ralentit. Je me dirigeai vers le bar, mes deux rendez-vous étaient assis sur les hauts tabourets, avec un siège entre eux. De son côté, Sifiye conversait avec le barman, de l’autre Mark jouait avec les glaçons de son verre.

Lorsque mon Egyptien me vit, il se leva et m’enlaça. Par-dessus son épaule, je fis un sourire gracieux au Sud-Africain, qui ouvrait de grand yeux interrogateurs. Lorsque Sifiye relâcha son étreinte, je le contournai pour tendre la main à Mark qui y déposa un baiser appuyé. Sifiye, à son tour surpris, fit un pas en arrière pour évaluer la situation. La tension électrique aurait pu probablement allumer le grand lustre du hall de l’hôtel.

— Je te présente Mark Pieterse, le mari d’une de mes très bonnes amies, me hâtais-je de dire.

Désamorcé, Sifiye consentit à une légère inclination de tête. Puis, il m’attrapa par la taille, possessif, et lança, un peu plus fort que nécessaire :

— Où allons-nous déjeuner, chérie ?

— N’importe quel endroit sera merveilleux avec deux aussi charmants messieurs.

Il y eut encore quelques secondes difficiles. Mon magicien devait se demander s’il allait accepter ce que je lui imposais, ou nous planter là, humilié à jamais… Son hésitation sauva la situation, j’en profitais pour me pencher vers son oreille et lui murmurer :

— Pardonne-moi. J’aurais aimé t’avoir pour moi seule, mais je ne peux pas faire autrement.

Et pendant qu’il digérait le compliment, je glissais à Mark :

— Je vous promets que ce soir nous pourrons être enfin seuls.

***

Lorsque Yavuz, devant sa Buick, vit le trio passer la grande porte du Hilton, il en resta bouche bée. La belle rousse avait un homme accroché à chaque bras, un grand blond type nageur à sa gauche et Sifiye à sa droite. Qu’est-ce qu’elle était en train de manigancer se demanda-t-il.

Devant la portière arrière restée fermée, Ada lança un regard à Yavuz :

— Eh bien ?

Le chauffeur se reprit et ouvrit la portière au trio qui s’installa sur la banquette arrière.

Lorsqu’ils arrivèrent au Mogambo, le restaurant était plein. Grâce à Yavuz ils eurent une très bonne table – réservée pour les VIP de dernière minute – en bord de terrasse. Et on les emmena aussitôt choisir dans une énorme glacière les poissons qu’ils voulaient manger.

Yavuz indiqua à l’Américaine qu’il avait une petite course à faire, promettant qu’il serait de retour dans moins d’une heure et discrètement disparut.

Yavuz entra dans un petit café à deux pas de là et demanda à téléphoner. Dmitriev décrocha tout de suite.

— Je suis sûr qu’elle veut retourner au bateau demain, dit très vite Yavuz. Elle a trouvé quelque chose, mais je ne sais pas quoi.

Il y eut quelques secondes de silence à l’autre bout du fil.

— Bien, nous allons prendre nos dispositions.

— Eh ! cria presque Yavuz. Pas aujourd’hui. Elle se douterait que…

Le Russe avait raccroché.

Pas tranquille du tout, Yavuz alla s’attabler au fond du café, devant des poulpes au raisin et du yaourt. Il avait mauvaise conscience. Cette jeune femme aux yeux d’or qui séduisait avec tant de classe tous les hommes qui lui plaisaient – et sans se préoccuper le moins du monde de ce que peuvent penser les autres – commençait à lui être sympathique.

[à suivre…]

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