Épisode 9/30

4.8
(22)
Sariyer by night

8.

Istanbul, quartier Sariyer, côte européenne, Turquie
Nuit du mardi 27 juillet 1965

Il y eut un wouf sourd et Yavuz directement s’accroupi, par réflexe. Il connaissait ce bruit. C’était la détonation d’une arme munie d’un silencieux. Le type qui avait tiré était donc un professionnel. Il allait forcément recommencer. De toute façon, si celui-là le ratait, un autre prendrait sa place. Il tira son 9 mm et l’arma, il pouvait encore faire du mal son vieux parabellum.

En arrivant devant chez lui, il s’était méfié. Aussi avait-il laissé sa voiture à deux rues de là. Jamais il n’avait pensé que cela prendrait une forme aussi radicale.

La nuit était noire et il ne distinguait pas son adversaire. Quelque chose bougea dans le buisson d’en face. A tout hasard, Yavuz appuya sur la détente de sa vieille pétoire. La détonation fut assourdissante. Instinctivement, il tira une seconde fois. Puis, ébloui par une voiture qui passait en trombe, il se jeta à plat ventre.

Quelques volets s’ouvrirent, et se refermèrent aussitôt.

Rien.

Son agresseur avait dû déguerpir, craignant que les coups de feu n’attirent la police. Yavuz attendit quelques instants et se releva avec mille précautions… pour entendre une voix susurrer derrière lui :

— Monsieur Yavuz, voulez-vous poser votre arme par terre, sans faire de geste brusque je vous prie ?

La voix venait de l’autre côté de la grille, l’homme était dans son jardin, caché par des massifs. Ce dernier aurait pu déjà l’abattre dans le dos, sans aucune difficulté. Ils étaient donc venu à deux. Lui toujours vivant signifiait qu’on allait discuter, et tant qu’on cause, il y a de l’espoir.

Il laissa tomber le parabellum. Aussitôt, une silhouette traversa la rue : l’homme qui avait tiré le premier. Il tenait à la main un long pistolet noir au canon effilé. Il s’approchait à grandes enjambées :

— Tu m’as raté de peu, dit-il en turc.

Et avant que Yavuz ait répondu, il lui donna un violent coup sur la tempe avec la tranche de son arme. Yavuz crut que sa tête éclatait. Le canon du pistolet lui avait déchiré la peau et il sentit le sang couler le long de son visage.

— Allons, allons, ne sois pas si brutal, Serguei, fit la voix que Yavuz reconnaissait, celle de son premier employeur Dmitri Dmitriev .

— Ce salaud aurait pu me foutre une balle dans le ventre, grommela Serguei.

— Il ne savait pas que tu ne voulais que lui faire peur… N’est-ce pas, Durukan ?

Yavuz ne répondit pas. Il avait toujours préféré se taire devant l’ennemi, et jouer d’humilité. Pourquoi générer des tensions supplémentaires inutiles ?

— À propos, pourquoi étais-tu armé ? Et pourquoi es-tu à pied ? Est-ce que tu n’aurais pas la conscience tranquille ?

— Pas du tout, j’ai la conscience tout à fait tranquille, dit Yavuz d’une voix faible.

— Tu n’as rien fait qui puisse me déplaire, n’est-ce pas ?

Dmitriev s’était approché et se trouvait maintenant en face de Yavuz.

— Non, répondit Yavuz, toujours dans un souffle.

— Tu as bien fait ce qu’il fallait, n’est-ce pas ?

— Oui !

Le coup de pied dans le ventre le fit se plier en deux.

— Sukinym Synom ! souffla Dmitriev. Tu as simplement invités les Américains sur le coup !

— Mais, protesta Yavuz, je n’en savais rien, moi.

Le Russe le gifla à toute volée.

— Si j’avais pensé une seule seconde que tu voulais me doubler, je t’aurais déjà arraché les yeux. Mais noooon, tu as seulement essayé de te faire un peu de fric, c’est bien ça ?

— Oui… C’est pas un crime ça… Si ?

— Non, par contre pour toi, si ça ne s’arrange pas, c’est un suicide !

Yavuz osa :

— Et les documents ? Vous les avez ?

Dmitriev hésita avant de répondre :

— Oui. Heureusement pour toi… A cause de ton incompétence on a été obligé de le liquider pour ne pas laisser de traces. Et ça, ça va faire des vagues. Tu sais qui c’était, ton touriste ?

— Non.

— Un lieutenant de la marine américaine en mission secrète !

Un ange passa, arborant une casquette blanche d’un officier de la US Navy et main droit au front.

Yavuz s’appuya au mur.

— Quoi ? Et vous l’avez tué ?

— Non. Il est tombé par la fenêtre de sa chambre. Seulement, tu peux être sûr que tout ce que les Ricains comptent de barbouzes dans le coin va rappliquer et passer l’histoire au peigne fin. Je me demande s’il ne faudrait pas t’aider à fermer ta gueule toi aussi. Définitivement.

— Je me tairai, vous pouvez me faire confiance.

Il y eut une minute de silence.

Puis Dmitriev saisit Yavuz par les revers de sa veste et souffla dans sa figure une haleine de fromage blanc à l’ail lorsqu’il articula :

— Écoute-moi bien. Non seulement tu vas fermer ta gueule, mais tu vas nous aider. D’abord tu vas te débrouiller pour savoir qui est sur le coup côté américain. Et il faudra que tu trouves le moyen d’être leur chauffeur. Et tu nous tiendras au courant de tout. C’est bien compris ?

— Oui ! acquiesça Yavuz

Le Russe le lâcha.

— Demain matin tu vas retourner à l’hôtel, comme si tu ne savais rien.

— Et si je tombe sur un problème, je vous joins comment ?

— C’est moi qui te joindrais. Tu ne veux pas que je te donne mon adresse aussi ? Ma parole, t’es un vrai serpent. Allez, fous le camp !

Yavuz ne se le fit pas dire deux fois. À chaque seconde, il s’attendait à recevoir une balle dans le dos, et finalement parvint à sa porte sans encombre.

Il n’avait pas jugé utile de réclamer l’autre moitié du salaire convenu.

Sa femme poussa un cri en le voyant : le sang avait coulé de sa blessure à la tempe et de gros caillots séchés s’étaient incrustés sur ses joues mal rasées. Il tâta sa tempe du bout du doigt. Ça faisait un mal de chien.

— Mon Dieu Durukan ! gémit Zeynep, qu’est-ce qu’on t’a fait ? J’ai toujours dit que tu finirais par te faire tuer. Puis elle ajouta, sévère, tu ferais mieux de gagner ta vie honnêtement.

Ça, c’était de trop. Avant qu’elle en dise plus, la gifle était partie.

— Va plutôt me préparer un whisky ! grogna-t-il.

Elle s’enfuit en pleurnichant dans la cuisine. Il n’était pas brutal, Yavuz, juste susceptible.

Sa femme revint avec son verre et la bouteille verte à l’étiquette jaune et les posa bruyamment sur la table basse du salon, puis repartit dans la cuisine. Yavuz pris une gorgée et, d’une main toujours retenant le sang de sa blessure au front et dans l’autre son verre de scotch, se retira dans la salle de bain.

Avec d’infinies précautions, il nettoya le sang qui avait commencer à sécher autour de la plaie. Il avait une vilaine blessure, on voyait l’artère battre au fond. Il prit de l’alcool à 90° et en imbiba un coton. Pislik ! Ca brûlait comme du feu.

On sonna.

Surpris, Yavuz sursauta et laissa tomber la fiole d’alcool, jura, se cogna la tête en voulant la rattraper, re-jura. On ne sonnait jamais chez lui au milieu de la nuit. Il entendit sa femme aller ouvrir et revenir entrouvrir la porte de la salle de bain :

— Il y a deux personnes qui veulent te voir.

Encore eux ? Pislik ! Il finit le verre d’une grande gorgée de scotch abrasif, posa rapidement un sparadrap sur sa blessure et sortit de la salle de bain.

Il stoppa net en voyant qui se trouvait à la porte, les deux personnes, ce n’étaient pas celles qu’il pensait. Par contre, de vraies têtes de flics, à n’en pas douter. Deux Occidentaux habillés de façon semblable, complets noirs en Dacron, cravate imprimée et trilby de feutre gris. Mêmes yeux bleus froids et même allure très décontractée. Celui de gauche dit en anglais :

Mister Yavuz ?

Yavuz voulut faire semblant de ne pas comprendre l’anglais. Le regard de ses deux interlocuteurs l’en dissuada.

— Oui, c’est moi.

— Nice to meet you, répondit-il avec un calme démoralisant. Je m’appelle Milton Brabeck. Et voilà ma collègue Chris Jones.

Yavuz reteint son étonnement, il n’avait pas vu que l’un d’eux était une femme. Il s’inclina poliment et se mit en mode touristique :

— C’est un peu tard pour une promenade. A moins que vous ne vouliez faire Istanbul la nuit. Je connais les bonnes boîtes. Des, hum, filles splendides, qui dansent et qui… enfin, vous voyez, ajouta Yavuz, assumant qu’une femme habillée en homme devait aussi aimer les femmes.

Jones eut un sourire en coin en se tournant rapidement vers Brabeck qui avança un pied dans l’entrée :

— Pouvons-nous entrer ?

Yavuz s’écarta de la porte et les laissa passer. Brabeck, attrapa une chaise et s’assit dessus, à l’envers, croisant les bras sur le dossier. Jones s’appuya le dos au mur.

— On voudrait un peu bavarder avec vous. Si ça ne vous ennuie pas.

— Oh, regarde Milton, dit Jones en montrant la bouteille de scotch, notre whisky !

Jones voyait tout, c’est vrai, mais s’éparpillait facilement.

— Comment ça votre whisky s’exclama Yavuz, qui s’attendait à devoir rendre des comptes.

— Oui, du J&Bs, Tu crois que ça leur a pris combien de temps à nos collègues de nous trouver notre nickname ?

Yavuz écarquillait les yeux d’incompréhension, il regarda Brabeck pensant y trouver une explication sur son visage benoitement souriant. Mais qu’est-ce qu’ils voulaient ces deux-là ?

Jones poursuivit avec tendresse :

— Ben oui quoi, Jones + Brabeck, J + B en désignant l’étiquette de la bouteille.

Yavuz n’en revenait pas ! Il se demanda s’il lui manquait une case à celle-là, mais joua le jeu :

— Ah aah ! Oui, bien-sûr ! Puis, se tournant vers Brabeck qui avait l’air plus raisonnable demanda… En quoi je peux vous être utile ?

— On a un ami commun, commença Brabeck d’une voix douce.

— Ah oui ? Qui ?

— Votre client d’aujourd’hui. Vous savez ? Le type que vous avez emmené à Izmir.

Les Ricains n’avaient pas perdu de temps ! Il eut un frisson désagréable en pensant que les deux autres d’avant les avaient peut-être vu entrer chez lui. Ça risquait de leur donner de mauvaises idées. Il prit l’air le plus innocent pour dire :

— Ah oui ! L’Américain ! Il était très pressé. Je crois qu’il ne reste pas longtemps à Istanbul. Je dois aller le chercher demain matin à 9 heures.

— Pas la peine, coupa Jones.

Yavuz déglutit, et continua en mode touristique :

— Il n’a pas été content de moi ?

— Si si, fit Brabeck. C’est pour ça qu’on est là.

Yavuz tenta un demi sourire.

— Il vous a donné mon adresse parce que vous voulez aller à Izmir aussi ?

Jones secoua la tête.

— Pas eu le temps de nous donner ton adresse.

— Il a eu un accident, enchaîna Brabeck. Il est tombé par la fenêtre de sa chambre.

Yavuz cilla.

— Il est blessé ?

— Mort, dit Jones avec une grimace, la langue sur le côté.

— Je vous ai dit que nous étions ses amis, continua Brabeck.

— Je ne comprends pas répondit Yavuz sans se démonter.

Brabeck se leva et s’approcha de Yavuz, le visage impassible, le fixant de ses yeux bleus. En avançant, il mit les deux pouces dans sa ceinture et Yavuz aperçut nettement, dans l’échancrure de la veste, la courroie du holster.

— Vous allez comprendre dit Brabeck d’une voix toujours calme.

L’Américaine, elle, était plongée dans la contemplation de ses chaussures.

— Cet homme était notre collègue, dit Brabeck. On vous l’a dit. Et on a des raisons de penser qu’il n’a pas sauté tout seul par la fenêtre.

[à suivre…]

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