Accroché des deux mains au bastingage, Watson pleurait en silence. Il ne reverrait plus jamais ses amis. Harvey, si gai et si courageux, Smith le taciturne, et les tous autres.
Une immense rage le prit.
— Il y a quand même bien un sous-marin qui a lancé cette torpille, rugit-il.
— Tous les sonars de la flotte sont à fond, insista Rydell. Ils entendraient un poisson éternuer. Et s’il y a bel et bien un sous-marin dans le coin, il doit sûrement attendre immobile, entre deux eaux, que nous ayons fichu le camp pour déguerpir. C’est à celui qui sera le plus patient…
— Il a combien de chances de s’échapper ?
— Dans une mer étroite comme ici, pas une sur dix. Dès qu’il bouge, il est repéré. Et alors là, gare au festival. Cooper a donné l’ordre qu’on en fasse des confettis.
Pendant plusieurs heures, il ne se passa plus rien. Le Skylark avait stoppé auprès de la tache d’huile et des hommes-grenouilles plongeaient non-stop pour tenter d’apercevoir quelque chose, un débris quelconque. Mais rien ne remontait, que de l’huile grasse et noire qui s’éparpillait au fil des vagues. Au loin, la côte turque commençait à s’estomper dans une brume bleuâtre. Au nord les premières lumières d’Istanbul formaient un halo plus clair.
Sur tous les navires de la 6è flotte, les drapeaux étaient déjà en berne. A bord de l’Enterprise, l’amiral Cooper, enfermé dans sa cabine, examinait page par page, le dossier secret des sous-marins russes. Tous ceux dont on connaissait l’existence naviguait aux antipodes de la mer de Marmara.
Il y avait aussi une possibilité, mais si infime, pour que le Memphis ait été victime d’un sabotage ou d’une explosion accidentelle. Il fallait attendre. Si un submersible ennemi se trouvait dans le coin, il finirait par bouger.
Il feuilleta rapidement une liasse de papiers, les câbles de Washington commençaient à pleuvoir. La différence d’heure faisait que le personnel de la CIA et de la Navy Intelligence venaient seulement maintenant d’apprendre la nouvelle. Officiellement, le Memphis était simplement signalé en retard sur l’heure prévue de la fin de sa manœuvre.
L’amiral appuya sur le bouton d’appel. Un marin entra.
— Faites prévenir tous les commandants d’unités, ordonna-t-il. Conférence ici dans deux heures. Qu’on les fasse prendre par hélicoptère.
Et Cooper se lança dans la rédaction d’un long câble à destination de l’état-major de la Navy.
Tous les navires avaient stoppé dans le noir et attendaient. Lors de la conférence, l’amiral n’avait pas mâché ses mots.
— Je veux que la veille ne se relâche pas une seconde. S’il y a vraiment un sous-marin russe dans le coin, nous devons le trouver et le détruire. C’est absolument essentiel pour notre pays.
C’est à trois heures du matin qu’il apparut.
L’officier sonar du destroyer Vagrant avait pris lui-même la veille sur son navire : son frère était officier-mécanicien sur le Memphis. Il en était à sa sixième tasse de café lorsqu’un point vert scintilla sur son écran. Hypnotisé, l’officier le regarda palpiter sur l’écran. À tâtons, il saisit son micro relié par radio à tous les autres postes d’écoute de la flotte et annonça à voix basse :
— Objet non identifié en plongée cap nord-nord-ouest.
A la même seconde, tous les autres guetteurs confirmèrent : selon toute apparence, un sous-marin inconnu glissait lentement sous les navires de la 6è flotte en direction du Bosphore.
L’amiral dormait tout habillé lorsqu’on le réveilla pour lui annoncer la nouvelle.
— Qu’aucun navire ne bouge, ordonna-t-il. Suivez-le sur les sonars.
Cinq minutes plus tard, il était au poste de veille de l’Enterprise. Fiévreusement, des officiers reportaient sur une carte le parcours du point vert indiqué par les appareils d’écoute.
— Donnez l’ordre aux avions de décoller, ordonna Cooper. Qu’ils tournent au-dessus de nous en attendant les instructions.
Il prit l’ascenseur qui menait à la dunette supérieure. L’énorme bâtiment grouillait d’activité. Le premier des avions torpilleurs était déjà en bout de pont, réacteurs sifflants.
La nuit était claire, à peine quelques nuages. On distinguait les silhouettes de deux destroyers. Au nord, les lumières d’Istanbul éclairaient le ciel. De l’autre côté, c’était la mer Noire… et la Russie.
Cooper eut un serrement de cœur en pensant au Memphis. Invulnérable avaient dit les experts lors de son lancement. Pourquoi diable avait-il été attaqué ?
Un officier surgit, salua et tendit un papier. Cooper lut. C’était le rapport d’écoute. Le submersible non identifié naviguait N-N-O en suivant le cap 130. Vitesse 30 nœuds. Profondeur 100 mètres. La carte montrait clairement que la trace partait d’un point voisin d’où avait disparu le Memphis. Il se dirigeait droit sur le Bosphore.
L’amiral se passa la main sur le front.
— Le Bosphore ! Mais il est fou. C’est un cul-de-sac. Entre les mines, le filet anti-submersibles et les repéreurs de sons turcs, il n’a aucune chance de passer.
Soudain une pensée effroyable le fit sursauter.
— Et si c’était un sous-marin turc qui avait commis une erreur épouvantable ?
Il redescendit à toute vitesse et regagna son bureau.
— Appelez-moi le Q.G. de la marine turque, en code, ordonna-t-il et demandez-leur s’ils ont un sous-marin en opération. Urgent. Réponse codée.
Cinq minutes plus tard, le Radio apportait un message codé :
— Aucun submersible en opérations, répondait Ankara.
Cooper prit une profonde inspiration et saisit son micro le reliant au chef des opérations :
— Je donne l’ordre que l’on détruise par tous les moyens le submersible inconnu, articula-t-il nettement.
Déjà, les douze jets du porte-avions qui tournaient dans le ciel s’inclinaient gracieusement et fonçaient sur leur cible. Ils étaient tous porteurs de missiles air-mer dotés d’une tête chercheuse capable d’aller frapper un sous-marin dans les profondeurs de l’eau.
La première rafale partit au moment où le Skylark arrivait au-dessus du submersible. Le lieutenant Rydell était debout sur la passerelle.
— Go, hurla-t-il dans l’interphone.
Un chapelet de grenades sous-marines s’envola de l’arrière. De quoi pulvériser n’importe quel sous-marin. Le Skylark amorça ensuite un demi-tour pour revenir sur son objectif.
Les chasseurs, à leur tour, replongèrent en direction de la mer et leurs missiles s’enfoncèrent dans l’eau en sifflant.
De sa passerelle, l’amiral Cooper observait l’opération. Les silhouettes de ses navires se découpaient dans le clair-obscur. Pourvu qu’un projectile ne se perde pas et n’aille pas couler un innocent cargo de passage ! Toute l’opération faisait un vacarme d’enfer. Il faudra expliquer aux Turcs le pourquoi de ces soudaines manœuvres.
Un officier accourut, essoufflé.
— Amiral, les avions signalent que le submersible fait surface au milieu d’une tache d’huile !
L’amiral Cooper dégringola l’échelle. Un hélicoptère attendait, son rotor tournant déjà. À peine Cooper eut bouclé sa ceinture, qu’il décolla.
Il ne leur fallut que quelques minutes pour parvenir au sous-marin touché. Les avions tournaient toujours au-dessus. De l’hélicoptère, ils scrutèrent les vagues grisâtres et aperçurent le long fuseau noir dont on ne distinguait que l’avant et un morceau du kiosque entouré d’une sorte de rambarde.
Le jour du 24 juillet 1965 commençait à se lever.
Aucun signe de vie.
— Si seulement il pouvait émerger un peu plus, murmura Cooper. Pour le moment ça peut être n’importe qui.
Mais le sous-marin non identifié continuait à flotter entre deux eaux, comme une baleine blessée. Toutes les écoutilles étaient fermées. L’amiral prit le micro placé devant lui et cria pour couvrir le bruit des moteurs :
— Ici Ventilateur-leader, avez-vous pris des photos ?
— Ici Red-leader, répondit aussitôt une voix nasillarde. Nous avons pris plusieurs clichés infrarouges.
L’amiral se tut un instant puis calmement annonça :
— Ici Ventilateur-leader à Red-leader. Coulez l’objectif.
A côté de lui l’officier-pilote eut un sursaut et regarda en coin l’amiral. Ce dernier se tourna vers lui et ajouta :
— Vous voulez peut-être qu’on le remorque jusqu’à Istanbul et qu’on explique aux Russes qu’en temps de paix nous avons touché un de leurs sous-marins dans des eaux neutres ? Il y aurait de quoi faire exploser l’ONU.
— Mais, osa l’officier. C’est lui a attaqué et détruit le Memphis…
— Vous pouvez le prouver ? Non ! Les Russes ne peuvent pas perdre la face et moi je risque de me retrouver en train de laver le pont de l’Enterprise. De toute façon, je vous conseille d’oublier ce que vous venez de voir. J’avertirai tous ceux qui ont été mêlés à cette histoire qu’ils risquent le Conseil de guerre pour la moindre indiscrétion.
L’hélicoptère s’éloigna lentement. Les F-86 de l’Enterprise étaient repassés et du sous-marin il ne restait plus qu’un bouillonnement… et une tache d’huile. Aucun objet ne flottait sur la mer. Quelques instants plus tard, l’hélicoptère atterrissait sur l’Enterprise.
L’amiral Cooper bondit sur le pont, regagna son bureau et s’enferma pour rédiger son rapport. Pas drôle. Perdre la plus belle unité de sa flotte dans des circonstances indéterminées et couler un sous-marin appartenant à une nation avec laquelle on n’était pas en guerre, c’était beaucoup pour une seule journée. Il restait à savoir d’où venait avec certitude ce sous-marin, qu’elle était sa destination et de quel pays il en était le porte-drapeau.
— Cela, fit à haute voix Cooper, c’est l’affaire de la CIA Ça va les occuper un moment.
Son pensum terminé, il remonta sur le pont.
Le soleil était déjà haut sur l’horizon. Une énorme bouée rouge flottait à l’endroit où le Memphis avait disparu. Plusieurs patrouilleurs tournaient en rond autour de la bouée. Il y avait une possibilité, minuscule, pour qu’il y ait des survivants enfermés dans l’épave. Toutefois les appareils de sondage venaient de révéler que le sous-marin abattu reposait par 700 mètres de fond. Rien ne pouvait résister à la pression de l’eau à cette profondeur.
Le Skylark stoppa le premier et envoya 21 bordées de toutes ses pièces d’artilleries. Puis, un à un, tous les bâtiments saluèrent leurs camarades disparus. Un hélicoptère s’approcha et lâcha sur la mer des bouquets improvisés de fleurs. L’Enterprise stoppa et l’on le clairon entama Taps, la sonnerie aux morts. Six cents hommes se tenaient derrière lui, droits, coudes alignés, la main au front, saluant leur mort. Certains pleuraient. La triste mélodie fut emportées par le vent. le Memphis n’existait plus.
***
Q.G. de la CIA, Langley, Virginia, USA
Matin du samedi 24 juillet 1965
Patrick Mitchell, responsable de la CIA pour le Moyen-Orient frappa du plat de la main sur le dossier, faisant voler une liasse de feuillets.
— C’est invraisemblable ! glapit-il, d’une voix aiguë. Vous, les meilleurs spécialistes de l’Intelligence de la Navy, vous êtes incapables de me dire ce que foutait ce sous-marin, et peut-être un Russkoff de surcroît. Dans la mer de Marmara !
— On n’est pas devin, grommela un des deux hommes assis devant le bureau. Rien de nous le confirme pour le moment. Vous savez que depuis que les Russes ont retiré leurs sous-marins de la base de Seno, en Albanie, en juin 1961, on n’a plus vu un seul sous-marin russe en Méditerranée. Et puis nous ne l’avons repéré ni à Gibraltar ni en mer Rouge.
— Enfin celui-là, il n’est pas venu par la voie des airs !
Mitchell montra les photos prises par les hélicoptères de la 6è flotte qui montrait clairement un sous-marin.
— Bien sûr que non, répliqua un de ses interlocuteurs. Et d’abord on n’est pas sûr qu’il soit russe. Ni même que ce soit un sous-marin atomique. Ni qu’il ait coulé le Memphis.
— Et il se dirigeait vers le Bosphore ! P.. où allait-il ? rugit Mitchell. Demander bien poliment qu’on écarte pour lui les filets anti-submersibles qui barrent l’entrée de la mer Noire ? Ou bien peut être se transformer en cerf-volant ?
— Que disent les Turcs ? hasarda le second expert.
[à suivre…]
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